Bonjour à tous !

Après les rivages étincelants du Lac Azur, le sable brûlant de Sept-Cités, les remparts de Capustan, les rivages de Corail la Noire, les hauts-plateaux Teblors, nous continuons l’aventure malazéenne en français grâce aux éditions Leha. Un voyage concocté par Steven Erikson, auteur canadien que je ne présenterai plus, tant j’ai déjà fait son éloge sur ce blog. Afin de mieux découvrir son oeuvre si vous ne le connaissez pas, je vous renvoie à mes revues sur les tomes précédents : Les jardins de la LuneLes Portes de la Maison des MortsLes Souvenirs de la Glace et La Maison des ChaînesLe livre des Martyrs, ou Malazan Book of the Fallen dans son titre original, est une décalogie commencée il y a plus de vingt ans par son auteur mais qui a peiné à trouver sa place chez nous. Depuis 2018, Leha s’est lancé dans la traduction et l’édition de cette œuvre, après deux échecs de publication chez Buchet Chastel et Calmann Levy.

À l’heure où j’écris ces lignes, la couverture du tome 9 vient tout juste d’être dévoilée par Leha et j’ai fini depuis un mois la lecture du tome 8 publié avec un peu de retard. Tout de même soyons indulgent, le tome était énorme et devait donc être une véritable gageure technique à assembler, de plus c’était la toute première fois depuis le début de l’aventure éditoriale que nous avions un délai. Malgré tous les aléas de la vie, la pandémie, et bien d’autres catastrophes, il semblerait que la série finisse dans les temps, alors haut les cœurs ! Le monde pourra s’écrouler, nous aurons la fin de cette formidable épopée avant que l’année soit écoulée. 2022 sera malazéenne ou ne sera pas ! Leha, vous êtes presque au bout de votre pari, vous avez été d’une régularité exemplaire envers les fans de la série, en ne sacrifiant rien à la qualité de l’oeuvre sur l’autel du profit, et pour cela je vous en remercie ainsi que le travail acharné des traducteurs, Nicolas Merrien et Emmanuel Chastellière qui n’ont pas démérité. Espérons que ce voyage aura été aussi inspirant et enrichissant pour vous que pour nous.

2022 sera malazéenne ou ne sera pas !

moi

Aujourd’hui nous attaquons la revue du cinquième tome traduit par Nicolas Merrien. Je poursuis ainsi l’expérience commencée il y a deux ans et demi maintenant, à savoir chroniquer tous les tomes. Bon d’accord j’ai pris du retard, mais il y a un aspect positif finalement à tout ça, puisque ma vision à long terme de l’oeuvre est plus affutée et que cela me permet d’avoir plus de recul sur la place qu’occupe chaque tome dans le cycle, ainsi que sur l’évolution du style de l’auteur.

Je rappelle que mes articles sont garantis sans spoiler. Cet exercice, difficile, ne m’empêche pas de vous parler des thèmes qui se dégagent et de vous partager les émotions ressenties lors de la lecture. Oui, même après tout ce temps, alors que j’ai lu ce tome à sa sortie lors de l’été 2020, son ambiance et sa saveur restent encore gravées dans ma mémoire, de manière indélébile, preuve s’il en est de la force qui émane de cette série. Alors, venez avec moi, venez faire un petit tour dans l’univers incroyable et magique du Livre des Martyrs de Steven Erikson.

Tehol Et Bugg sur les toits de Letheras par Marc « the boss » Simonetti

Quatrième de couverture :

Après des décennies de guerres intestines, les tribus tistes edur se sont enfin unies sous la férule du roi-sorcier des Hiroths, au prix d’un pacte aussi mystérieux qu’inquiétant.

Au sud, le royaume expansionniste de Lether se prépare pour l’accomplissement de l’antique prophétie qui le verra renaître en tant qu’empire : tous les peuples voisins, moins puissants que lui, sont désormais asservis. Tous, sauf les Tistes Edur. Mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’eux aussi ne tombent, écrasés sous le poids étouffant de l’or ou passés au fil de l’épée.

Alors que les deux parties se réunissent afin de conclure un traité crucial dont personne ne veut vraiment, d’anciennes forces se réveillent. Car derrière le conflit qui couve se cache une tout autre lutte : celle d’un dieu manipulateur anciennement trahi qui n’aspire plus qu’à la vengeance…

Situé chronologiquement avant Les Jardins de la Lune, Les Marées de Minuit étend l’univers tentaculaire de Steven Erikson en introduisant une foule de nouveaux personnages hauts en couleur et en creusant les soubassements de l’intrigue exceptionnellement riche du Livre des Martyrs.

Mon avis :

Comme toujours le livre s’ouvre sur des remerciements et des cartes afin d’aider à la lecture. N’oublions pas que l’auteur n’est pas qu’écrivain, mais aussi rôliste et wargamer, sans parler de ses casquettes professionnelles, et que les cartes ont leur importance dans ces loisirs.

Un nouveau continent, montrant toute l’étendue démesurée de ce monde.

À nouveau, le prologue sert à donner de la profondeur à l’univers et nous révéler des pans de la toile de fond qui nous ont amené aux évènements principaux du récit. Se joue, sous nos yeux avides de retrouver notre univers favori, une trahison dont les répercussions n’ont toujours pas fini d’ébranler le monde malgré les milliers de siècles qui nous en séparent. Ce prologue tragique donne d’ailleurs le ton pour une partie de l’ouvrage puisqu’il traite de la famille et des drames qui s’y nouent parfois, mais j’y reviendrai. Si je trouvais que les précédents volumes se référaient plus à Homère et son Illiade, Les Marées de Minuit tiennent plus à Shakespeare, et l’auteur l’a confirmé lui-même lors d’un podcast :

It is the first of the ten original Malazan books that is definitely a tragedy with fantastic elements, rather than a fantasy with tragic elements, and it set a precedent for the entire series and how I wanted to handle its conclusion in the final book.

Steven Erikson

« C’est le premier des dix livres originaux du cycle malazéen qui est certainement une tragédie avec des éléments fantastiques, plutôt qu’une fantasy avec des éléments tragiques, et il a créé un précédent pour toute la série notamment sur la manière dont je voulais gérer sa conclusion dans le livre final. » Steven Erikson

Pour ce cinquième tome, pas de retrouvailles, pas de suite en quinconce avec le tome 3. Nouveau set-up, nouveau décor, nouveaux personnages et nouvelles intrigues, bien que les choses nous paraissent moins confuses qu’auparavant lorsque certains éléments sont évoqués. Cela pourrait paraître redondant après le tome 2, alors que pas du tout. Au contraire, ce livre-ci apporte un vent de fraîcheur dont le titre évocateur coïncide parfaitement. Nous nous situons donc avant les événèments exposés dans les précédents tomes et notre unique lien avec l’ensemble réside dans le personnage de Trull Sengar, un tiste Edur que nous avons déjà croisé dans le tome 4, sans comprendre parfaitement tout de sa situation. Rassurez-vous, le tome 5 est plein de réponses, et notamment sur ce sujet, même si parfois cela soulève d’autres questions, mais c’est tout le sel de cette série.

La destinée ne sert qu’à justifier des atrocités. Un mot érigé telle une armure par les assassins afin d’essuyer toutes les réprimandes qu’on pourrait leur adresser. Un mot ayant vocation à prendre la place de l’éthique, au mépris de tout contexte moral.

Seren Pedac

Le livre nous présente d’un côté Lether, un empire qui se veut en apparence florissant et riche, dont l’expansion, sous couvert d’apporter la civilisation, ne sert que ses propres buts de richesse par le biais de l’exploitation de tous ceux qu’ils considèrent comme des sauvages. De l’autre, les Tistes Edur, une culture plus rurale et ancestrale, où les traditions ont une place importante. C’est une des trois races « Tiste », celle associée à l’ombre, et dont l’espérance de vie peut atteindre les 100 000 ans. Des deux côtés, deux familles qui vont nous permettre d’être témoin du téléscopage inéluctable de ces deux modes de vies, de ces deux cultures, alors que dans l’ombre le dieu estropié tire ses ficelles entre promesses empoisonnées et pactes corrompus, et que des dieux oubliés et retirés n’ont pas dit leur dernier mot.

Deux fratries, deux tragédies. Et si chez la famille Sengar, à la peau grise caractéristique des Edurs, celle-ci arrive assez tôt dans l’histoire, de façon brutale, nous laissant sans voix devant l’horreur qui se joue devant nos yeux révulsés, celle des Beddict de Lether coule lentement depuis des décennies, se dévoilant au fil de l’histoire, tel un poison dans les veines, chacun des frères portant son fardeau et le poids du destin à sa façon. Le thème familial est omniprésent à chaque instant, notamment la difficulté d’y trouver sa place, de s’y gagner un prénom à défaut d’un nom quand celui-ci est plus équivoque au sujet d’un autre membre, ou de s’y faire oublier. On y voit également le poids du passé qui nous accable, nous oblige, quand bien même on souhaiterait s’en affranchir. Et rôdant par dessus ça, le spectre de la mort, le spectre de leur mort comme celui de leurs parentés défuntes.

Quand bien même l’argent n’est qu’une idée, il recèle un certain pouvoir. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un vrai pouvoir. Seulement d’une promesse. Mais cette promesse suffit tant que chacun l’estime réelle. Qu’on cesse de le prétendre et elle s’effondrera comme un château de cartes.

Tehol Beddict

Alors que le drame se noue chez les Sengar, et que Lether jouit d’une confiance sans commune mesure en sa capacité à ne jamais faillir, un personnage nous offre des moments précieux de sourires, de rire, de légèreté, quand bien même il se livre à un jeu dangereux, c’est Tehol Beddict, qui ne serait rien sans son mystérieux et fidèle serviteur, Bugg. Le duo nous porte, nous donne envie de tourner les pages, nous laisse émerveillé par la qualité de ses dialogues savoureux. Les personnages de Tehol à Letheras et de Trull chez les Tistes Edurs, permettent de mettre en relief un autre thème, central également : celui du choc des cultures. D’un côté le capitalisme letherien, avec sa société de consommation de loisirs et ses dérives, de l’autre des traditions ancestrales, séculaires mais qui s’essoufflent en un sens, dû aux divisions internes. Et au milieu, Steven Erikson revisite à sa façon les guerres amérindiennes qui opposèrent le tout jeune état américain et des peuples qui voyaient leurs territoires fondre comme neige au soleil face à l’expansionnisme et l’impérialisme de la civilisation occidentale. Une critique acerbe du capitalisme tout autant qu’une réflexion profonde sur la pertinence des traditions et du refus de l’évolution. Et par des chemins et des moyens dissemblables, l’auteur nous montre que l’un comme l’autre peuvent aboutir à la même conclusion s’y on n’y prend pas garde, le maître avide de pouvoir ou de richesses, peut bien finir par devenir l’esclave qu’il pensait asservir.

Au cours de l’histoire, vous aussi peut-être vous attacherez à certains personnages, tout comme j’ai pu le faire. Seren Pedac, la letherie mélancolique, qui cherche elle aussi sa place en ce monde, ou encore Aureste, le forgeron Meckros qui se voit proposer une bien funeste tâche aux allures de marché avec le diable. Udinaas, l’esclave letherii, ou encore Plume-Sorcière qui sait lire les tuiles des Antres, une version plus rude et ancienne du Jeux des Dragons et ses Garennes. Dans la famille Sengar, je demande le frère, Rhulad, dont la convoitise se voit comblée de bien étrange manière et qui incarne à lui seul le mythe Shakespearien. Mais mon cœur déborde pour Trull, par lequel on place encore quelques espoirs dans la droiture, le respect, la loyauté, et surtout un sens moral. Encore une fois, l’auteur nous présente des personnages attachants et bien caractérisés, sur un canevas tissé de main de maître afin que chaque élément de l’histoire gagne en réalisme. C’est peut être parce que les thèmes qu’il aborde sont universels que cela nous touche autant. Enfin il n’oublie pas de parsemer le tout de scènes marquantes, surprenantes, épiques et tragiques, donnant à la fantasy une profondeur et un sens du spectacle jamais vu auparavant sauf peut-être chez Tolkien et Martin.

Conclusion :

Un livre charnière, qui rebat une partie des cartes distribuées. Cinq volumes dont on pourrait penser qu’ils sont indissociables et qu’ils forment une sorte de grande mise en place pour l’acte final. Pourtant chaque livre est bien une histoire complète, le tout s’assemblant parfaitement pour dévoiler une fresque où chaque carreau de cette mosaïque est unique et synonyme d’émerveillement. L’auteur a réussi l’incroyable de nous présenter à chaque fois quelque chose de différent tout en restant cohérent sur l’ensemble. La tonalité de ce roman est plus dramatique, tragique, shakespearienne, que tous les autres jusqu’à présent dans la série, tandis que les connections allégoriques à notre monde n’ont jamais été aussi évidentes. C’est peut-être pour cela qu’il m’a touché encore plus profondément. Steven Erikson se bonifie, à mesure qu’il avance dans son histoire et nous nous demandons si a un moment la qualité de son travail va cesser d’augmenter, puisque chaque tome est encore plus fort et intense que le précédent. Il grandit à chaque roman de son cycle et nous grandissons avec lui. De nouveaux protagonistes donc, que l’on espère ardemment revoir, alors que toujours sous l’ombre de sa tente décrépite, le Dieu Estropié sourit tout en préparant ses plans et poussant ses pions.

Notes : 10/10

Comme toujours pour les anglophones, je vous donne le lien vers le podcast plébiscité par Steven Erikson lui-même puisqu’il y a donné déjà plusieurs interviews. Ici il s’agit de l’épisode final sur le tome 5, où l’auteur revient avec l’équipe sur la genèse et les thèmes développés dans le livre.

Un dernier mot pour dire qu’au jeu du classement qui commence à se profiler en raison du nombre de volumes déjà parus, mon top 3 a quelque peu évolué. Avec le recul et la lecture des tomes suivants, je ferais ce classement (en numérotation de tome) : 5 – 2 – 7. Le 3e et le 8e ne sont pas si loin pourtant, mais il est si difficile de faire un choix devant tant de qualité. Bien évidemment nous n’avons pas tous le même podium, c’est pourquoi je vous invite à me dire en commentaire votre top 3, je suis curieux de voir vos préférences. Rendez-vous dans un an pour un classement final de tout le cycle.

En attendant on se retrouvera très bientôt, sous les remparts d‘Y’Ghatan, l’auto-proclamée Première des Cités Saintes de Sept-Cités

Je vous remercie infiniment de m’avoir lu et vous souhaite à tous de chouettes lectures.

Bonsai !

Vous pouvez aller voir aussi les avis de Symphonie, Xapur et d’Herbefol.

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