Hello there !

Après bien des destinations exotiques, de déserts en glaciers, de lacs en plateaux, d’océans en souterrains, l’été est arrivé et il est l’heure de la moisson. À l’heure où j’écris ces lignes, aux heures sombres de la nuit, une bougie sur le coin de ma table, la canicule de juin vient de s’achever dans ma bien-aimée péninsule armoricaine, et une pluie salvatrice aux allures d’extincteur a succédé aux chaleurs infernales de ces derniers jours. Les ultimes incendies corporels se sont éteints laissant encore fumantes les ruines de nos illusions quant au changement climatique.

Mais canicule ou pas, ouragan ou pas, situation mondiale dramatique ou pas, fin d’année scolaire éreintante ou pas, qu’il y ait de la moutarde dans les magasins ou pas, j’avais un rendez-vous, un rendez-vous que je ne pouvais manquer, un rendez vous avec avec le tome 9 du Livre des Martyrs, paru le 17 juin dans toutes vos librairies favorites.

Et alors que la fin se rapproche, alors que je décompte les chapitres qui me séparent du grand final de cette fresque monumentale de presque dix mille pages, j’ai rassemblé mes notes de lecture du tome 7 afin de préparer cette revue et réussir l’incroyable pari que je me suis lancé il y a quelque temps, à savoir rattraper la parution. Il ne fait aucun doute que nous allons avoir la conclusion de la série pour la fin de l’année comme promis par Leha, et je compte bien être à jour sur mes revues d’ici là, prêt à dévorer l’énorme pavé que ce dernier tome promet d’être – et si certains aiment les gros gateaux, moi j’aime les gros livres – pour rédiger l’ultime revue du cycle. Mais est-ce que ce sera l’ultime article sur cet univers ? Non. Tout d’abord avec La Voie de l’Ascendance sur les rails, une nouvelle série de revues se profile. Ensuite, le cycle du Livre des Martyrs a tellement de matière et me fascine tant que je prévois des articles supplémentaires de lecture avec spoiler, ainsi que plein d’autres choses qui me trottent dans la tête. Je ne cesserai jamais de promouvoir cette série aux thèmes universels et authentiques qui fait partie de ces oeuvres qui marquent profondément leur genre et leur temps.

Mais pour l’heure, stoppons les anticipations et autres projections afin de revenir à notre propos principal et retrouver notre destination initiale vers le monde de l’empire malazéen. Alors laissez-vous embarquer par Steven Erikson, auteur canadien que je ne présenterai plus, tant j’ai déjà fait son éloge sur ce blog. Afin de mieux découvrir son oeuvre si vous ne le connaissez pas, je vous renvoie à mes revues sur les tomes précédents : Les jardins de la LuneLes Portes de la Maison des MortsLes Souvenirs de la GlaceLa Maison des ChaînesLes Marées de Minuit et Les OsseleursLe livre des Martyrs, ou Malazan Book of the Fallen dans son titre original, est une décalogie commencée il y a plus de vingt ans par son auteur et qui a enfin réussi à trouver sa place chez nous. En effet, depuis 2018, Leha s’est lancé dans la traduction et l’édition de cette œuvre, après deux échecs de publication chez Buchet Chastel et Calmann Levy, et approche du dénouement de la publication à grand pas : plus qu’un tome ! Encore une fois, tous mes remerciements aux éditions Leha et aux deux courageux traducteurs, Emmanuel Chastellière et Nicolas Merrien, qui ont eu la tâche immense de restituer avec justesse les mots de Steven Erikson.

Encore une magnifique couverture signé Marc «The Boss» Simonetti

Quatrième de couverture :

L’empire de Lether vacille.

Rhulad Sengar, l’Empereur aux Mille Morts, sombre chaque jour un peu plus dans la folie, entouré de flagorneurs et d’agents à la solde de son chancelier. La police secrète letheriie mène une campagne de terreur contre son propre peuple, les conspirations fleurissent. La corruption ronge l’empire, sous la menace d’une guerre imminente avec les royaumes voisins. L’avenir n’a jamais été aussi incertain, même aux yeux de l’Errant.

Parmi les champions venus défier l’empereur, Karsa Orlong et Icarium attendent leur tour : tous deux pourraient bien être capables de mettre un terme à son règne. Pendant ce temps, une bande de fugitifs tente de quitter l’empire. Fear Sengar est l’un d’entre eux. Il veut retrouver l’âme de Scabandari Œil de Sang, avec l’espoir qu’elle puisse sauver Rhulad, son frère. Mais le groupe voyage aussi avec le plus ancien ennemi de Scabandari : Silchas Ruin, frère d’Anomander Rake. Et ses motivations sont tout sauf claires, car les blessures dans son dos, causées par les lames de Scabandari, saignent encore.

Voici un roman brutal et poignant, entre guerre à grande échelle et quête intime, dans l’univers épique de Steven Erikson.

Mon avis :

Comme toujours le livre s’ouvre sur des remerciements et des cartes afin d’aider à la lecture. N’oublions pas que l’auteur n’est pas qu’écrivain, mais aussi rôliste et wargamer, sans parler de ses casquettes professionnelles, archéologue et anthropologue, et que les cartes ont leur importance dans ces loisirs.

Welcome back to Lether !

Ce que j’aime dans le fait de rédiger mes avis bien après leur lecture, c’est que lors de la rédaction de ces revues, je me replonge dans chaque tome, et bien que je connaisse son dénouement, sa structure, son ossature m’apparait différement. C’est comme le voir sous un nouvel angle. Cela me permet souvent de lier le titre du tome à son contenu. Car Erikson choisit des titres pour le moins ambigus au premier abord. Bien souvent en fait il reflète les thèmes du livre.

Il n’y a aucune vertue dans la propriété.

Tehol

Chaque tome de cette série à sa propre tonalité, sa propre voie. Il n’y a jamais un tome qui ressemble à l’autre sauf peut-être pour le 3 et le 6 qui peuvent avoir une structure sensiblement similaire. Dans le cas de celui-ci, l’idée dégagé par le titre Le Souffle du Moissonneur danse tout au long de la lecture dans nos têtes. Ce tome à première vue semble être la suite du tome 5. Erikson va explorer les conséquences politiques et sociales d’une conquête aux travers des thèmes de l’assimilation et de la collaboration. Mais Letheras est une société basée sur l’argent, et l’argent corrompt tout. Trahisons, complots, polices politiques. L’auteur aborde toutes les dérives du libéralisme et le commerce à outrance et montre que malgré la défaite militaire, celle-ci triomphe en coulisse. Sous couvert de nous conter une histoire épique s’il en est, l’auteur nous interroge profondément sur nous-même. Heureusement au milieu de cet imbroglio politique qui nous perd à dessein pour mieux reflèter le nid de vipères dont il s’agit, chacune s’entremêlant, se contorsionnant, se confondant, et se mordant à qui mieux mieux, nous retrouvons avec délice deux personnages, Tehol et Bugg, qui sont des îlots de joie et de bonheur au milieu d’une lecture qui parfois frôle avec l’horreur, à la limite du supportable, notamment lors de scènes horribles d’abus physiques et psychologiques. Autant je n’ai aucun mal à regarder ou lire des passages de guerre, autant la violence gratuite et délibérée juste pour un plaisir sadique me torture. Et pourtant Steven Erikson joue avec justesse ces scènes dures, il est sans concession sur la nature humaine, il la montre telle qu’elle est, dans toute son imperfection et sa répugnance, mais parfois aussi dans toute sa grandeur et sa beauté.

Pourtant dans son cœur, il ne pouvait trouver aucune raison, aucune récompense l’attendant au delà de cette lutte éternelle.

Steven Erikson

La conquête, la soumission, le contrôle, l’exploitation et l’extinction. Voilà le schéma que nous présente l’auteur, au travers d’une civilisation corrompue. Et que nos actions semblent bien maigres et inutiles dans ce contexte. Chaque protagoniste semble vouloir donner un sens à tout ceci, trouver des réponses. Mais il n’y en a pas. Beaucoup de protagonistes se complaisent dans la futilité et les mesquineries, ne voyant même pas qu’ils créent eux-mêmes leur propre extinction. Car comme le suggère le titre, il y a un moment où il faut récolter ce que l’on sème. Où c’est l’heure de la moisson. Les populations oppressées peuvent se relever, les femmes et les hommes qu’on croyait avoir brisés peuvent nous surprendre, ou pire, tout le monde peut s’entretuer sans qu’il n’y ait de vainqueur, sans qu’on distingue la couleur des camps, juste le rouge du sang identique pour chacun. Le vent souffle et balaye nos espoirs, rendant futile tout ce qui a été accompli. Le souffle de mort, le souffle du moissonneur efface tout. La futilité est au cœur du livre. Et pour le mettre en relief, Erikson utilise un stratagème formidable : la frustration. Plusieurs fois, des situations évoluent pour revenir à leur point de départ, et le lecteur enrage de voir que tout ce qui a été tenté n’a finalement pas amené ce qu’il espérait.

Futilité, tristesse, désillusions. Si un groupe de personnages symbolise très bien cela c’est le groupe de Fear, Udinaas, et du frère même d’Anomander, Silchar Ruin, qui nous emmène vers un dénouement tout sauf prévisible. Chacun porte son fardeau, et les associations parfois sont surprenantes. On peut poursuivre le même but sans pour autant être allié. Mais comment peut bien se terminer une telle aventure ?

Ils sont ici, sur nos rivages. Les malazéens sont sur nos rivages..

Et quoi de mieux pour illustrer la futilité et le souffle de la mort suggéré par le titre, que de voir une armée en action ? C’est le retour des Osseleurs et nous voyons enfin un tome qui propose une suite directe au précédent, c’est une première ! Nous retrouvons avec plaisir des personnages qui sont devenus avec le temps de véritables compagnons auxquels on s’est attachés. Hellian, Violain, Gesler, tous ces soldats que j’ai tant appréciés sont de retour. Et là où la fantasy classique glorifie le combat, comme il nous l’avait déjà démontré dans les précédents tomes, Erikson, lui, n’y dépeint aucune gloire, aucune fierté. Il y montre l’absurdité du champ de bataille, sa nature chaotique et injuste. Chacun accomplit sa mission sans trop se poser de questions devant ce carnage, et l’instinct prend le pas sur la logique et la réflexion. La futilité y prend tout son sens. Qu’il est futile de nettoyer ses armes alors qu’on aura même pas le temps de s’en servir, assassiné par derrière ou pulvérisé par une jureuse. Futile encore de penser à son prochain lit ou à son prochain repas. D’ailleurs les vétérans le font bien comprendre et ne s’encombrent pas de cela. On est loin du standard du héros providentiel et de la prophétie. Nos soldats sont des gens de tous les jours, ils saignent et ils meurent, et personne n’est épargné, animaux et la nature y compris, la guerre touche tout ce qui l’entoure et dévaste tout. Surtout l’innocence… surtout l’innocence.

L’auteur ne m’a pas épargné personnellement, provoquant mes larmes (pour la seconde fois du cycle) non pas une, mais trois fois. D’une manière inattendue tout d’abord, au travers d’une scène d’une justesse, d’un altruisme si puissant que peu de gens sont rester de marbre si j’en crois les témoignages lus et vus sur la toile. Puis cruellement ensuite, brisant mes retrouvailles à peine célébrées avec un personnage que j’aime tant, je porte probablement bien mon pseudonyme, les Imass étant très sensibles et Onos Outil’an particulièrement, comme vous le découvrirez si vous lisez ce cycle incroyable. Mais il m’a fait rire aussi, beaucoup, sergent Hellian, je te remets la palme de la conquête la plus marrante qui ne m’ait jamais été donné de lire.

Épique, donc, et grandiose, l’immensité et la richesse de cet univers ne cessent de nous éblouir. Erikson manie à merveille l’art du point de vue et dépeint avec justesse les motivations de chacun sans pour autant nous laisser deviner la conclusion de tout ceci. Du cynisme des soldats malazéens à l’absurde de Tehol et Bugg, jusqu’au tragique, sa plume fait mouche et nous avons du mal à fermer le livre, nous emmenant tard au cœur de la nuit ou tout se confond et semble incertain. La convergence des intrigues entamées dans le tome 6 se poursuit, même si, on le sent, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour compléter la mosaïque que l’auteur tente de nous révéler, mais pour autant nous n’avons pas envie que cela se termine. Oh, non.

Conclusion

Ce livre est plus profond que tous les autres. Erikson creuse là nos travers les plus vils, nos peurs. Ce que nous nous faisons pour nous sentir vivant. Certains enjeux posés dans le tome 5 vont enfin avoir leur résolution mais bien évidemment pas de la manière forcément attendue. Comme souvent chaque réponse amène d’autres mystères et nous pousse encore plus avant. La moisson est venue et ne sera pas au goût de tous les protagonistes, ni du lecteur parfois.

Pour les plus sages d’entre nous, passées les premières sensations laissées par notre lecture, le questionnement est de mise sur notre condition, car bien qu’il s’agisse d’un roman de fantasy, ses thèmes sont profondément humains. Steven Erikson prouve que la littérature de genre n’est pas à galvauder, qu’elle peut être profonde et éminemment pertinente. Ce tome m’a touché profondément, il m’a fait vibrer de bien des manières. L’un des meilleurs de la série en ce qui me concerne, si ce n’est le meilleur.

Oui, tant de talent, tant de profondeur dans la littérature de genre, ça donne envie de continuer à balayer avec son petit pinceau la terre qui recouvre les traces archéologiques de l’histoire de ce monde et d’en découvrir encore plus, d’explorer toujours plus, d’en (re)lire toujours plus.
En même temps, l’archéologie, par sa douceur dans le dévoilement des vestiges, c’est poétique. Et la prose d’Erikson c’est de la poésie à n’en pas douter.

Comme toujours pour les anglophones, je vous donne le lien vers le podcast plébiscité par Steven Erikson lui-même puisqu’il y a donné déjà plusieurs interviews. Ici il s’agit de l’épisode final sur le tome 7, où l’auteur revient avec l’équipe de Ten Very Big Books sur le livre.

Je vous remercie infiniment de m’avoir lu et vous souhaite à tous de chouettes lectures.

Bonsai !

Ce qu’on en dit ailleurs : Symphonie Herbefol

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