Pour l’Éternité.

Le soleil se couchait sur la mer. Au travers de la brume maritime, sa silhouette s’auréolait  d’une couronne flamboyante qui semblait embraser le ciel, se propager sur les moindres particules d’air humide, comme pour résister à la nuit qui s’annonçait. Assis sur notre promontoire, Anna et moi regardions fascinés ce spectacle sublime sans un mot. En contrebas sur les rochers, nous entendions le ressac de la mer qui se précipitait plein d’espoir et repartait, rejeté par la falaise, éreinté, brisé, puis revenait à nouveau, encore, répétant ainsi son inlassable mouvement d’usure. Le temps efface. Le temps consume. Il réduit tout en poussière. La roche céderait malgré son acharnement à vouloir se dresser tel un rempart, et finirait par disparaître.

Nous nous tenions assis l’un contre l’autre, dans l’herbe verte et douce d’un soir de fin d’été, alors que la fraîcheur du large nous faisait parfois frémir. Assis derrière elle, mes bras l’entouraient. Sa tête posée sur mon épaule et sa joue collée à la mienne, notre chaleur se mélangeait, créant une bulle de bien-être. Ses longs cheveux noirs ondoyaient dans le vent, sauvage, libre, et venaient parfois chatouiller mon visage. Elle tourna sa tête vers moi, avec un petit mouvement pour se dégager. Je fis de même, cherchant l’expression de son regard, et sans me prévenir elle m’embrassa avec passion, collant ses lèvres douces et suaves aux miennes. Nos langues se mêlèrent, se caressèrent, puis se séparèrent, les yeux encore fermés, plein de désir l’un pour l’autre.
« Tu es prêt chaton ? me dit-elle.
— Oui je le suis, lapin. »

Nous nous relevâmes alors que le soleil finissait de sombrer dans la mer et cédait enfin à la nuit. Nous fîmes demi-tour et remontâmes le chemin caillouteux par lequel nous étions arrivés.  Au dessus de nous, les étoiles, timides, commençaient d’apparaître dans le ciel. Mon bras autour de sa taille, Je levai mon regard et les observai un instant, suivant leur tracé, étudiant leur langage, obscur et indéchiffrable. Alors que mes yeux s’abaissaient à nouveau vers l’horizon et que la lune se levait face à nous, enfin libre de parcourir le firmament à la recherche de son amour flamboyant, je distinguai les contours de notre destination dans la lumière pâle et évanescente du seul astre à jamais, bientôt, gardien de notre amour.

C’était une petit chapelle aux pierres blanches. Son architecture mélangeait style roman et gothique. Son perron ne possédait qu’une seule et unique marche de grès en demi-cercle et menait à une haute porte à double battants, encadrée d’une arche arrondie sans ornement. Un des panneaux de bois de la porte teintée de rouge carmin était entrouvert à moitié, laissant pénétrer en sifflant l’air marin nocturne à l’intérieur de l’édifice. Je pris sa main et nous approchâmes. Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine et je pouvais sentir la pulsation de mon sang dans mes tempes ainsi que dans les veines de mon cou. À mes côtés, Anna était frémissante, sa main serrait fortement la mienne et une fine pellicule de sueur perlait entre nos deux paumes. Nous nous arrêtâmes un instant, fébriles, sur le palier de notre destin. Nos regards se croisèrent à nouveau. Ses yeux sombres reflétaient la lumière de la lune qui se faisait de plus en plus claire en montant dans le ciel. Séléné, silencieuse, suspendue dans l’espace étoilé, semblait avide de découvrir ce que nous faisions ici, à cette heure là.  Je pouvais voir dans les prunelles noires de mon amour un mélange de peur, d’excitation et de désir. Ou peut-être était-ce le reflet de mon propre regard dans le sien. Sa main serra encore plus fort mes doigts un instant, puis nous échangeâmes une ultime étreinte chaleureuse et douce, unissant une fois de plus nos lèvres et nos corps encore chauds. Enfin, doucement, nous nous écartâmes et pénétrâmes à l’intérieur.

La chapelle était silencieuse. La lumière de la lune filtrait au travers des vitraux qui la redessinaient, créant d’étranges motifs mystérieux qui dansaient sur les dalles de pierre usées. Des colonnades soutenant l’édifice, encadraient une allée centrale qui menait au chœur et au delà, appuyé contre le mur du fond, vers l’ancien autel qui venait consacrer le sang versé au nom des fidèles en rémission de péchés inavouables. Le sauveur, cloué sur sa croix juste au-dessus de la table de pierre, contempla notre arrivée en silence, la tête basse, comme rongé par le regret de ce qui s’était passé… ou de ce qui était à venir.

Alors que seul l’écho de nos pas et le chant du vent qui s’engouffrait par la porte résonnaient sous les vieilles pierres, une ombre glissa de derrière un pilier dans un mouvement si furtif et gracieux qu’elle nous prit par surprise, nous faisant tressauter tous les deux. Dans une symétrie parfaite de l’autre côté de l’allée, sa jumelle apparut. Nous nous figeâmes. Dans ce silence de mort, notre anxiété était palpable. Depuis les ténèbres face à nous, deux silhouettes sombres et immobiles nous observaient.

« Ainsi, vous voilà…Êtes-vous sûrs de votre choix ? Êtes-vous sûrs de venir à nous de votre plein gré ? » Les voûtes de la chapelle répercutèrent en écho le son de cette voix masculine, douce et suave.

L’homme s’avança, et pénétra dans un timide rai de lumière. Il portait un costume noir, plein d’élégance. Son veston dévoilait un gilet fermé sur une chemise blanche dont le premier bouton était ouvert, offrant une impression décontractée. Son visage était aussi livide que ses cheveux plaqués en arrière étaient sombres. Son regard brillait d’avidité. L’autre ombre s’avança à son tour. C’était une femme aussi belle que l’aurore. Habillée d’une robe de satin rouge sang qui contrastait avec la pâleur de sa peau, elle avait des cheveux blonds soyeux et ondulés qui tombaient avec grâce sur ses épaules dénudées. Son décolleté laissait entrevoir la naissance d’une poitrine généreuse sans pour autant être excessive, le tout emprunt d’une sensualité surnaturelle.

« S’ils sont là, c’est qu’ils ont fait leur choix, mon amour » dit la femme avec douceur.

Anna et moi nous resserrâmes l’un contre l’autre, tremblant dans le froid de la nuit. Je pris sa main, retenant mon souffle. Puis, après un court instant, nous avançâmes du même pas.

« Oui, notre choix est fait, et nous venons librement, dis-je.

— Bien  ! Qu’il en soit ainsi. Nous serons le plus doux possible, mais je ne peux promettre que vous ne ressentirez pas un peu de douleur…tout ceci est si loin, je ne me rappelle plus » dit l’homme.

Ils s’approchèrent de nous, semblant glisser sur le sol. La femme en robe rouge prit ma main libre et m’écarta d’Anna avec douceur. L’homme fit de même avec ma compagne et nos doigts se séparèrent. Mon amour et moi nous retrouvâmes l’un face à l’autre dans cette allée sombre, eux entre nous, dos à dos. Nos yeux agrippés l’un à l’autre pour conjurer la peur, je vis l’homme, dans un geste élégant, se pencher vers elle, tandis que je sentis la femme faire de même près de moi. Il se plaqua contre Anna dans une étreinte amoureuse et enfouit sa tête dans son cou, une main sur l’arrière de la nuque pour la retenir. Un éclair de surprise passa dans son regard alors qu’elle me fixait par dessus l’épaule de costume noir. Elle s’accrocha subitement à lui comme pour se retenir de vaciller. Ses pupilles se dilatèrent dans la lumière blafarde de la lune, à l’instant où un frisson exquis me parcouru à mon tour. La femme s’était penché de même dans mon cou, son étreinte froide et charnelle m’enveloppait alors qu’elle m’offrait son baiser à la saveur extatique. Je découvris un plaisir inconnu, quasi sexuel tandis que ses lèvres se collaient à ma chair. Nos yeux, toujours rivés l’un sur l’autre, je vis la passion s’emparer d’Anna, un désir ardent brûlait en elle tandis que le sang quittait nos corps. Je poussai un gémissement sensuel, tout en résistant à la tentation de fermer les yeux, sous la puissance de l’extase ressentie. Puis le regard de mon amour commença à s’éteindre tout doucement, ses paupières s’affaissèrent et ses bras relâchèrent leur étreinte sur le dos de l’homme. Une brume doucereuse envahit soudain ma vision, la dissimulant de plus en plus à ma vue. Je sentis les pulsations de mon cœur ralentir, ma jugulaire palpitant de manière erratique. La vie que j’avais connu me quittait et tandis que je luttais pour rester conscient, je vis mon amour s’affaisser dans les bras de l’homme, tel une poupée de chiffon. Alors je lâchai prise également… mes yeux se fermèrent… doucement… tout doucement, papillonnant… et le plaisir se dilua dans mon cou, arrachant ma vie.

***

Je rouvris les yeux sur un plafond de pierre. Ma vision était étrange, scintillante, claire comme en plein jour, bien qu’il fasse nuit, j’en étais sûr. Au dessus de moi, le silence… enfin, pas tout à fait. J’entendais très distinctement tous les bruits au cœur des ténèbres. Je tâtonnai avec ma main les dalles de pierres froides sur lesquelles je reposais allongé sur le dos. Au bout d’un instant, Je finis par trouver ce que je cherchais. Alors que j’enserrais sa main comme je l’avais fait mille fois auparavant, je la sentis me rendre mon étreinte. Je me redressai et elle fit de même. Assis tous les deux, côte à côte, sous la lumière des vitraux, j’aperçus le Christ, triste, soupirant, au fond de la chapelle, face à moi. Du sang perlait de sa couronne d’épines et son regard était désespéré. Nous nous tournâmes lentement l’un vers l’autre. Ses cheveux sombres dansaient langoureusement dans le vent. Elle était encore plus belle que dans tous mes souvenirs. Je lui souris alors que mes sens bondissait vers elle et elle me sourit en retour, découvrant deux longues canines blanches.
«Pour l’éternité..» lui dis-je.
— Pour l’éternité mon amour » me répondit-elle.

La Sculptrice.

J’ai froid. Je suis seul. Pourquoi ? Où suis-je ? qui suis-je ?
Dans ce monde de glace ma vue est brouillée, figée. Au travers du cristal kaléidoscopique se devine de la lumière mais je n’entends rien, je ne sens rien, je ne goûte rien. Je ne ressens que la souffrance, la solitude, le froid. Je ne peux bouger et mes pensées, résignées, restent emprisonnées et tournent, tournent…
Suis-je réel ?

Nuit après nuit, je reviens ici. Cet énorme bloc de glace m’intrigue. Qui l’a mis là ? Seul en haut de ce promontoire rocheux, il semble crier silencieusement. Il se dresse face à moi, énorme, avec ses faces scintillantes aux arêtes souples et multiples, découpant sa silhouette sur l’horizon bleu-sombre de la nuit, s’élançant vers les étoiles. Et ce morceau de froid dégage une tristesse infinie malgré sa beauté glacée. je le regarde, j’en fais le tour, il me dépasse, moi qui ne suis pas grande. L’herbe cristalline et pailletée de givre crépite sous mes pieds nus.
Ce soir, pour la première fois, j’ose m’approcher un peu plus. Je pose mes mains dessus. Je les retire en haletant. Il y a quelque chose à l’intérieur.. Je l’ai senti. Ça palpite. Ça vibre. Je repose mes mains sur la glace. Pas de doute. J’y distingue comme un chant. C’est terriblement triste. Je laisse mes mains parcourir la surface du bloc, pour comprendre, le froid me mord mais je tiens bon. La curiosité me dévore. Je veux comprendre. Au fur et à mesure de mon exploration, tous mes sens en alerte, une grande tristesse s’empare de moi. Pourquoi ? Qui a pu faire ça ? Qui a pu emprisonner cette … entité ? Elle semble douce et belle en même temps. Résignée aussi. Bientôt la colère irradie. Me consume. Et je sens mes mains se réchauffer à ce sentiment. Je sens de l’eau s’immiscer entre mes paumes et le bloc, elle se met à ruisseler sur la surface gelée jusqu’à mes pieds. Je sens la glace se crevasser.
Au bout d’un moment, un trou se forme suivant le contour de mes mains. Je les retire, j’y vois mon empreinte, ma marque. Je choisis de les appliquer à un autre endroit et je répète le processus. Je continue ainsi toute la nuit, constellant le cercueil de givre de mes traces, ma colère me servant de moteur, de pouvoir. Alors que la nuit s’achève je me fais la promesse de revenir, ainsi chaque nuit. Je m’éloigne jetant sans cesse des regards en arrière pour être sûre que ce n’était pas un rêve, que mes marques ne disparaissent pas.

Je l’ai senti, cette chaleur apaisante. Je ne comprends pas ce qui se passe. C’est la première fois que je ressens. Je ne peux décrire.. J’espère que ça recommencera. J’espère…qu’elle reviendra.

Nuit après nuit, je suis revenue. Nuit après nuit j’ai sculpté, façonné, j’ai posé mes mains et fais fondre la glace. Souvent, j’ai dû recommencer car le froid avait de nouveau tissé sa toile. Emprisonné. Gelé. Mais j’ai gagné du terrain. Plus le temps passait, plus ma colère s’est propagée, transformée, muée en chaleur, entaillant la glace, la consumant. Longtemps je suis venue, inlassable, pleine d’ardeur. Je veux savoir. Je veux découvrir. Ma solitude s’évapore au fur et à mesure que la taille du sarcophage de glace rétrécit et fond en filaments d’eau, courant jusqu’au sol. Ce but nouveau me comble, me réchauffe aussi. Avec les étoiles pour témoins ce soir, je triompherai. Je saurai.

Nuit après nuit, la chaleur est revenue, se révélant, m’apaisant. Je commence à distinguer des formes, une multitude de points lumineux au dessus de moi ainsi qu’une silhouette. Le mot « ange » flotte dans mes pensées. Je ne sais d’où il vient, mais il me semble que c’est ce qu’est la forme qui s’acharne sur le cocon de souffrance qui m’entoure. Notre rencontre est proche, je le sens

Il me faut agir avec précision, pour ne pas abîmer l’entité prisonnière, mais le froid résiste, ne renonce pas, il ne veut pas lâcher sa proie. « Relâche-le ! Je le veux ! Tu n’as pas le droit ! Pas le droit de faire ça ! » Il y a de la magie à l’oeuvre, je le sens. L’âme malveillante d’un dragon de glace irradie de la gangue givrée. Non, tu ne l’auras pas semble-t-elle me dire. La rage me saisit, et je cogne avec mes poings contre la surface ! Je la martèle, des échardes de glace se projettent en tout sens, écorchent mes joues, mes bras, mes jambes, mais n’atteignent pas mon cœur. Plus je me rapproche du centre du cocon, plus je sens la vie. Elle se réveille, elle commence elle aussi à remuer, à se contorsionner, à vouloir s’extraire. Soudain une lumière s’empare de mes mains, elles irradient d’une douce blancheur. Dans la glace je distingue que la forme elle aussi s’est illuminée, ses contours se dessinent dans le prisme transparent qui nous sépare. Alors dans un ultime effort, je plonge mes mains, paumes tendues, doigts serrés, comme deux lames tranchantes au cœur du froid ardent. Mes doigts s’enfoncent, un sifflement de vapeur se fait entendre alors que je pénètre profondément à l’intérieur. Je dois l’attraper. Je dois le sortir de là. J’ai maintenant de la glace jusqu’à mi bras, mais rien ne me résiste, et je m’enfonce toujours plus. La forme se débat encore plus violemment. Le bloc commence à se fissurer, il craquelle, et dans un bruit assourdissant il se fend sur toute sa hauteur, et retombe en deux morceaux de part et d’autre de moi.

Le silence revient, bercé par le souffle du vent. Les étoiles, muettes, illuminent le promontoire. Au sol, un homme recroquevillé sur lui-même tremble. Il est nu. Je l’observe alors qu’il est en position fœtale. Sa mâchoire claque, ses yeux sont fermés. Son souffle est irrégulier. Je me penche. Et je l’enveloppe avec mes bras. Je le réchauffe et à son contact je sens que mon pouvoir est encore plus puissant. Il est beau. Je sens émaner de lui une bienveillance, une beauté intérieure, beaucoup de souffrance aussi, de peur. Je serre ses épaules, je me rapproche et je glisse à son oreille : « Bienvenue, je suis heureuse de t’avoir trouvé ». Puis j’enlève le drap qui me recouvre le corps et le déplie pour nous couvrir tous les deux alors que je me glisse derrière lui dans une position identique et que je me colle pour lui transmettre ma chaleur. Là sous les étoiles, je souris, et je ferme les yeux. Bientôt un cocon nous entoure, une aura chaude, rassurante, réconfortante. Les derniers vestiges de glace, fondent, tentent de résister mais se noient dans leur propre consistance. Nous restons seuls, dans l’herbe, caressés par le vent. Je le sens se détendre, il ne tremble plus. Et alors que mon regard s’ouvre à nouveau et se tourne vers les étoiles, un murmure d’une douceur incomparable me parvient.

« Merci…. Qui que tu sois »