Nous quittons un instant les rivages de l’horreur et de la folie Kinguienne que je parcours depuis un mois pour aborder les terres paisibles et reposantes de Philip K. Dick.
Naaann, je plaisante. Le bonhomme est encore plus dérangé que Steve. Philip K. Dick, un nom qui représente beaucoup de choses dans le domaine de la science fiction. Connu aujourd’hui du grand public essentiellement pour des films tels que Blade Runner, ou encore Minority Report, seuls quelques acharnés fanatiques savent réellement qui il est et de quoi est constitué l’essence de son oeuvre. Nous voici encore en présence d’un auteur qui malheureusement n’aura pas eu beaucoup de succès de son vivant et n’atteindra jamais la stabilité qu’il désirait. À la fois paranoïaque, schizophrène pour certains – ce qui n’est en aucun cas avéré –, il chercha à apaiser toute sa vie un mal-être qui le rongeait. Que ce soit au travers des drogues ou de l’écriture, il ne réussit seulement qu’à atténuer cette douleur sourde au fond de lui. Celui qui écrivait « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres » n’a cessé de clamer haut et fort que notre monde n’était pas la réalité, qu’il n’était qu’une surface d’apparence. Auteur à l’atmosphère glauque et futuriste, aux multiples grilles de lecture tant son oeuvre est pleine et complexe, il inspira la mode du Cyberpunk bien qu’il ne la vit jamais puisqu’il mourut en 1982 à l’âge de 53 ans d’un AVC suivi d’une défaillance cardiaque. il entraîna dans son sillage la naissance de toute une série d’œuvres futuristes et philosophiques comme Matrix, où la réalité est remise en cause à tel point que des chercheurs actuellement tentent de prouver que nous ne sommes pas dans la matrice. En 1962, il publia Le Maître du Haut Château, une uchronie. Ce premier succès sera récompensé du Prix Hugo l’année suivante.
Quatrième de couverture :
En 1947 avait eu lieu la capitulation des alliés devant les forces de l’axe. Cependant que Hitler avait imposé la tyrannie nazie à l’est des Etats-Unis, l’ouest avait été attribué aux japonais. Quelques années plus tard la vie avait repris son cours normal dans la zone occupée par les nippons. Ils avaient apporté avec eux l’usage du Yi-King, le livre des transformations du célèbre oracle chinois dont l’origine se perd dans la nuit des temps.
Pourtant, dans cette nouvelle civilisation une rumeur étrange vint à circuler. Un homme vivant dans un haut château, un écrivain de science-fiction, aurait écrit un ouvrage racontant la victoire des alliés en 1945…
Mon avis :
Je ne vous dévoilerai pas la trame du livre, ce qui à mon sens ne ferait peut-être que vous embrouiller, car de ce que je sais la plupart des lecteurs ressortent avec un avis mitigé de ce roman. Pour ma part, je l’ai adoré : en tant que fan d’Histoire et plus précisément de la seconde guerre mondiale dont j’ai fait ma spécialité, j’aime jouer au jeu des « Et si ? » Ce livre est un Et si qui a pour point de divergence l’attentat manqué en 1933 contre Franklin Delano Roosevelt, président des USA de 1933 à 1945. Mais le contexte historique, si savoureux quand on a toutes les références aux évènements auxquels il se réfère, n’est qu’un fond miroitant, mettant en relief le vrai sujet du livre : qu’est-ce que la réalité ? À l’intérieur se dessinent deux réalités, une uchronie dans l’uchronie. Si on y ajoute la notre, notre monde, cela en fait trois. De quoi donner le tournis au lecteur.
Les fous sont aux pouvoir, mais combien sommes-nous à le savoir ?
Le Maître du Haut Château Philip K. Dick
La connaissance du conflit de la seconde guerre mondiale par l’auteur et impressionnante, fouillée, travaillée, il envisage toutes les possibilités que n’importe quel wargamer s’amuse à rejouer. Il parle de la conquête de l’Angleterre, de la bataille du désert de la victoire de Stalingrad pour l’Axe. Et pour mieux nous présenter sa réalité, il nous propose de suivre la vie monotone et totalement banale de plusieurs personnages au cœur de ce monde dans les années 1960 sur la côte ouest, nouvelle zone d’occupation des japonais, les allemands s’étant accaparé l’est. Nous y suivons leur quotidien, leurs aspirations. Le fait que des Américains de l’Ouest traitent les Chinois de sous-race de la même manière que les japonais le font montre à quel point on embrasse vite les pratiques des vainqueurs. L’auteur manie l’ironie avec subtilité, jouant sur les clichés nationaux et raciaux, allant jusqu’à dénoncer l’attitude même des réels vainqueurs de la seconde guerre mondiale par effet de contre balance. Sa critique raciale n’a qu’un seul but : renforcer la haine du racisme ou plutôt le dénoncer.
Le sang n’est pas comme l’encre, rien ne peut en effacer les taches. (Tagomi)
Le Maître du Haut Château Philip K. Dick
Je dirais surtout qu’ un des messages principaux de l’auteur est que, quelle que soit la trame de l’histoire, la guerre est horrible, elle est violence, elle est horreur, elle est abjecte. Il nous décrit un monde post conflit où les japonais font preuve d’une certaine morale, une esthétique, là où les nazis sont efficaces, froid. Au milieu de tout ça, les protagonistes du livre s’en remettent énormément à une pratique de divination importée par les japonais, le Yi King, permettant de demander son avenir afin de faire le meilleur choix. Comme si les hommes et les femmes n’étaient plus capable de prendre une décision après tant de totalitarisme. Pour la petite histoire, K. Dick aurait lui même utilisé le Yi King pour la rédaction de son livre, avec quel impact sur la trame ? Je ne saurais dire.
Et l’uchronie dans l’uchronie me direz-vous ?
Il s’agit d’un livre intitulé Le Poid de la Sauterelle écrit par un auteur vivant reclus dans un château en hauteur. Si ce dernier dans son roman envisage que l’Angleterre est le grand gagnant de la guerre contrairement aux USA et Soviétiques de notre réalité, c’est aussi parce que dans cette trame historique Roosevelt n’a pas été président des États-Unis pendant la seconde guerre mondiale, victime d’un assassinat. Par là même, il nous montre que plusieurs futurs auraient pu être possibles dans cette grande période trouble. Quand on sait que le monde a, pendant 60 ans après la seconde guerre mondiale, été façonné par les grands vainqueurs de ce conflit, ça fait réfléchir.
Néanmoins, la peur du communisme – La Guerre Froide battait son plein au début des années 60 – permet à K.Dick de justifier une victoire de l’Allemagne, nécessaire pour le monde, dans la voix du jeune protagoniste italien Joe. On pourrait croire qu’il l’aurait presque souhaité mais il n’en est rien puisqu’il aborde la notion même de populisme, en décrivant comment des bourgeois ont monté le peuple contre d’autres bourgeois riches et financiers en vantant la valeur du travail par-dessus celle de l’intellectualisme : c’est le terreau fertile de tout extrémisme, monter les gens les uns contre les autres, et affaiblir les élites capables de modération et de réflexion.
Finalement, ce roman, au travers de la déformation de la réalité, lui permet une critique acerbe du fonctionnement du monde, dévoilant à tous que les systèmes sont tous imparfaits, que certains sont pires que l’actuel, mais surtout que ceux qui se retrouvent toujours dans la tourmente se situent au bas de l’échelle et supportent tout – caractérisés ici par les protagonistes du livre.
Il montre surtout que le temps est en quelque sorte un gruyère et qu’on peut à n’importe quel moment s’engouffrer dans un de ces trous et se retrouver sur une autre face avec une autre réalité. Alors faites bien attention où vous mettez les pieds, allez savoir, si les livres ne sont pas ces trous de gruyère, prêts à vous aspirer…
Conclusion :
J’ai passé un excellent moment avec ce livre. Assez fan d’uchronie, celle-ci est beaucoup plus dérangeante car elle laisse entendre que plusieurs réalités cohabitent à différents niveaux, qu’elles peuvent même être imbriquées les unes dans les autres. Premier succès de l’auteur, son prix n’est pas usurpé, pour autant lire ce récit demandera peut-être quelques connaissances historiques ainsi qu’un peu d’effort intellectuel pour réellement appréhender toute la profondeur de l’oeuvre.
Si vous êtes fan de ce genre d’oeuvre, je ne peux que vous recommander les livres de l’excellent Robert Harris, et notamment Fatherland qui propose une thématique similaire – l’Allemagne a gagné la guerre – mais se déroule en Allemagne pour un final renversant : un must. Il faut que je le relise tiens, en attendant vous pouvez voir la chronique d’Hildr’s World sur ce livre.
Note : 8,5/10
À noter qu’il s’agissait une lecture audible, mais que je la déconseillerais à ceux qui ne maitrisent peut-être pas tous les lieux et évènements propres à la seconde guerre mondiale, le voir écrit est parfois plus facile à retrouver, si comme moi vous aimez faire des recherches pendant vos lectures afin de vous enrichir culturellement.
Comme vous avez dû le remarquer, je suis dans une période King. En droite lignée de mes lectures de fin d’année avec Lovecraft, j’ai fini par revenir à mes amours de jeunesse – le Ka est une roue – et par retomber dans l’univers du maître de l’horreur moderne. Le Fantastique, l’Horreur, ce sont vraiment mes premiers amours de lecture. Après Carrie, que j’ai terminé plus vite que l’éclair et chroniqué dans la foulée, je continue sur ma lancée et je viens directement faire la revue de ce livre du même gabarit lu juste après. Pour le coup, on est en plein grand écart entre le tout premier roman du Roi et son dernier publié en poche – mais pas sa dernière parution, puisqu’en français il s’agit de Billy Summers chez Albin Michel et de Fairytale en VO qui débarquera chez nous en livre audio en juin. Sorti il y a un peu plus d’un an en France, vous le savez maintenant, j’attends toujours la parution en poche pour me les procurer, et pour la première fois depuis L’Outsider, je n’ai pas résisté à le lire sitôt acquis. Alors, que penser de ce « petit » livre de 343 pages?
Quatrième de couverture :
Jamie n’est pas un enfant comme les autres : il a le pouvoir de parler avec les morts. Mais si ce don extraordinaire n’a pas de prix, il peut lui coûter cher. C’est ce que Jamie va découvrir lorsqu’une inspectrice de la police de New York lui demande son aide pour traquer un tueur qui menace de frapper… depuis sa tombe. Obsédant et émouvant, ce nouveau roman de Stephen King nous parle d’innocence perdue et des combats qu’il faut mener pour résister au mal.
L’auteur se met à hauteur de petit bonhomme avec une aisance bluffante, pour chroniquer un apprentissage. Sabrina Champenois, Libération.
Stephen King au top de sa forme. Clementin Goldszal, Elle.
Une écriture toujours élégante. Dense et accrocheur. Michel Valentin, Le Parisien.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marina Boraso.
Mon avis :
«Si vraiment nous sommes doué de libre arbritre, alors c’est nous qui invitons le mal à venir.»
Stephen King
King est un auteur prolifique, on y trouve de tout. De la nouvelle, au cycle, en passant par les romans de toutes les tailles possibles, il a multiplié les styles de récits, les genres, la personne employée, les points de vues, le traitement. Il n’a plus rien à prouver et écrit pour le plaisir de raconter une histoire. Néanmoins, bien qu’il ait joué avec tout ce que l’écriture permet de faire, il y a une chose qui ne change pas : chaque histoire est en lien avec son univers. Les connexions sont nombreuses entre chaque roman ou nouvelle – tous les chemins mènent à la Tour et toutes choses servent le rayon – et Après ne déroge pas à la règle.
On peut y trouver un rapport évident avec Shining pour ceux qui connaissent un de ses plus célèbres romans, mais pas que, il y a quelques liens avec Ça aussi – Attention, je ne fais pas forcément allusion au célèbre Clown – j’ai même vu des similitudes avec le prologue de Christine, puisque les premières phrases des deux romans évoquent l’âge du narrateur qui est identique. L’histoire peut paraître basique chez King et le déroulement des événements plutôt classique, ce qui est vrai. Pour moi la véritable force du roman ne se situe pas là, j’en reparlerai. Bien sûr, comme souvent, nous sommes happés par la narration, Steve nous prend par la main et nous emmène faire un tour dans sa voiture, avec sa capacité innée à nous faire tourner les pages pour connaitre la suite, même quand il ne s’y passe pas grand chose.
La couverture US que je trouve bien plus classe et parlante avec un côté vieux film année 70 à la Tarantino
Ce livre nous relate les souvenirs d’un petit garçon, Jamie Conklin, le narrateur – dont vous connaissez l’âge lors de l’écriture si vous avez suivi mes indices – qui nous raconte comment son don a influé sur sa jeunesse. Du monde de l’édition vu au travers de sa mère, agent littéraire, à la crise des subprimes de 2008 en passant par l’alcoolisme, King, comme souvent voire toujours, nous dresse un portrait réaliste, touchant et sans concession sur l’Amérique des années 2000 au coeur de la Grosse Pomme. Il intègre son surnaturel d’une manière si aisée que nous ne nous posons même pas la question de sa véracité : nous y croyons. En un peu plus de 300 pages, il nous raconte une histoire de fantôme, et bien qu’on s’attende assez facilement à la suite des événements, et que certaines formules semblent éculées, on ne s’ennuie pas du tout.
Vous remarquerez que je n’ai pas fait allusion au film Sixième Sens, tout simplement parce que lorsque le pitch du livre est sorti, à aucun moment je n’y ai fait de rapprochement, j’ai plus pensé à Danny Torrance pour ma part, puisqu’il s’agit de l’univers propre à l’auteur. De plus, Steve King désamorce l’analogie très rapidement dans le livre au cas où certains seraient tentés d’y voir un lien, bien qu’il mette en scène de la même manière une mère et son fils.
Je disais plus haut que la force du roman ne se situe pas dans son histoire. Non. Sa véritable force est dans sa narration qui évolue tout du long. Le récit étant à la première personne, il se met dans la peau de son narrateur jusque dans le style. Un peu léger et bancal au début, avec le passé composé –mais est-ce dû à la traduction ? – pour temps du récit moins évident que le classique passé simple- imparfait, mais plus logique pour quelqu’un qui relate des événements de sa vie et qui n’est pas un habitué de l’écriture, il ne cesse d’évoluer pour atteindre un très bon niveau en toute fin de livre, d’ailleurs King en joue gentiment, nous demandant si nous aussi nous avons remarqué cette évolution dans les dernières pages, ce qui a tendance à me montrer que c’était son intention dès le départ. Un petit jeu surement pour lui, un défi du style : « Hey Stevie, es-tu encore capable de jouer avec la langue ? Arriverais-tu à te mettre à la place d’un jeune premier qui affine son style au fur et à mesure que son livre avance ? » . Oui Steve tu en es encore capable. Tu as même réussi à me scotcher à mon livre toute une journée comme à l’ancienne quand j’avais du temps, plein de temps…
Conclusion
Une petite histoire qui se lit facilement et qui peut être une première lecture pour ceux qui voudraient découvrir le King bien que les références n’auront pas la même saveur que si vous étiez arrivé par la porte d’entrée plutôt que la porte de service. Sans grande prétention et moins passionnant que d’autres romans de la même taille chez lui, il n’en reste pas moins la sensation d’avoir passé un bon moment et de ne pas avoir vu le temps filer. Le Roi sait encore nous tenir en haleine et se faire plaisir au travers de ses mots, et lorsqu’il est dans sa cours de prédilection – adolescence, surnaturel – il est terriblement juste et efficace. Son style cinématographique nous transporte et pour un temps nous sort de notre quotidien. Aimerais-je pour autant voir des morts et leur parler ? Non je ne suis pas sûr Steve, je ne suis pas sûr… Jamie est diablement courageux. Nous le reverrons peut-être ?
Note : 7,5/10
Grand merci Sai de m’avoir lu.
Bonsai!
Edition présentée : Le Livre de Poche EAN: 9782253937029 Date de Parution : 1er février 2023. Traduction : Marina Boraso. Toutes les images présentées dans cet article sont la propriété exclusive de leurs auteurs.
Je sais, j’avais dit dans mon bilan que je ne finirais pas ce livre avant un bon moment, et puis la semaine dernière on m’a offert Après, sa dernière parution en poche, et je me suis retrouvé atteint à nouveau de Kinguite aigu. Est-ce grave ? Et bien, si on considère que j’ai fini Carrie en une soirée alors qu’il m’en restait une bonne moitié, oui ça doit l’être.
Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu Steve sur le blog. Il est probablement l’auteur que j’ai le plus chroniqué ici, avec pas moins de 11 parutions déjà – dont un article 4 en 1. Au cas où vous ne le sauriez pas, tout a commencé ici avec lui et tout finira potentiellement avec lui aussi. N’empêche qu’il n’en finit pas d’écrire et qu’avec 75 ans au compteur et presque autant de romans je n’arriverai probablement jamais à tous les chroniquer. Néanmoins, il nous faut essayer. Comment ça je viens de me mettre un défi tout seul, là, en écrivant et réfléchissant à l’implication de ma phrase ? Possible, c’est tout à fait mon genre. Vous savez, comme « Mac Fly » dans Retour Vers le Futur – « Personne ne me traite de mauviette » –, ou celui qui tout seul, parfois bêtement, se lance des défis devant tout le monde et après se sent obligé de les tenir. Dans mon cas, la plupart du temps c’est juste pour voir si j’en suis capable, ou encore examiner ce que ça pourrait donner. Le hic, c’est que j’aime bien relire mes autres articles sur le King avant d’en rédiger un nouveau afin de ne pas être redondant et que vous ayez toujours un truc à apprendre sur ma relation avec Steve, ou sur lui tout simplement, mais à ce rythme, à chaque fois que je rédigerai une revue, je vais me retrouver avec plus d’articles de blog à lire que de mots à écrire. Quoique.. Je suis comme lui, je suis verbeux. J’aime bien m’écouter parler.
Pourtant pour une fois, le livre que je vais chroniquer est court, diablement court pour du King. Il s’agit de son premier roman, celui du succès, déjà, rien que ça : Carrie.
Quatrième de couverture :
Carrie White, dix-sept ans, solitaire, timide et pas vraiment jolie, vit un calvaire : elle est victime du fanatisme religieux de sa mère et des moqueries incessantes de ses camarades de classe. Sans compter ce don, cet étrange pouvoir de déplacer les objets à distance, bien qu’elle le maîtrise encore avec difficulté… Un jour, cependant, la chance paraît lui sourire. Tommy Ross, le seul garçon qui semble la comprendre et l’aimer, l’invite au bal de printemps de l’école. Une marque d’attention qu’elle n’aurait jamais espérée, et peut-être même le signe d’un renouveau ! Loin d’être la souillonne que tous fustigent, elle resplendit et se sent renaître à la vie. Mais c’est sans compter sur la mesquinerie des autres élèves. Cette invitation, trop belle pour être vraie, ne cache-t-elle pas un piège plus cruel encore que les autres ?
Il était une fois…
Je crois que tout le monde connait la petite histoire de la genèse du livre mais, au cas où, je m’en vais vous la conter. Il était une fois le couple King qui à l’époque n’est pas riche. On pourrait même dire que c’est la misère. Ils vivent dans une caravane avec leurs deux enfants et Stephen cumule les jobs pour payer les factures, il est gardien et pompiste la nuit, employé d’une blanchisserie industrielle l’été et professeur d’anglais le reste du temps. Sa Buick tombe en ruine et lorsqu’il doit téléphoner, il court à la cabine téléphonique la plus proche. Il désespère de vivre de l’écriture, son rêve. Il vend bien quelques nouvelles à Cavalier, un magazine de charme, mais à vingt dollars chacune d’elle on ne peut pas dire que c’est la gloire.
Et puis un jour, un courier du lecteur le met au défi : “Vous écrivez toutes ces choses machistes, mais vous êtes incapable d’écrire sur les femmes. Les femmes vous effraient.” Ni une ni deux, coincé entre sa machine à laver et son sèche-linge, une clope au bec, Steve commence à rédiger sur sa vieille machine à écrire le début d’une histoire inspirée de deux filles de son lycée qui étaient la risée de tous : l’une d’elle avait une mère fondamentaliste et possédait un crucifix grandeur nature dans son salon quand l’autre était la cible des garces de l’école à cause de sa tenue vestimentaire. Seulement après trois pages, il ne trouve pas ça convainquant et jette le tout dans la corbeille, préférant aller boire une bière au bar du coin.
And the rest is history.
Alors qu’elle fait le ménage, Tabitha King trouve dans la poubelle de son mari, sous un tas de cendre et de mégots Pall Mall, non pas une fée magique de la corbeille, mais trois feuilles roulées en boule qu’elle déplie pour lire. Lorsque Steve rentre le soir du travail, Tabby lui montre les feuilles froissées et lui dit qu’il tient quelque chose et qu’elle peut l’aider, notamment à comprendre la psychologie féminine. Elle l’encourage à continuer. Elle va l’aider à rédiger la fameuse scène d’introduction de la douche ainsi qu’à nuancer certaines réactions, le renseigner sur les rapports entre filles à l’adolescence et sur leur … enfin vous voyez.
Neuf mois plus tard, – oui comme dans les contes de princesse – Carrie est née. Après le refus d’une trentaine de maisons d’édition, Doubleday finit par accepter le roman pour 2500 $ et le publie le 5 avril 1974 à 30 000 exemplaires, dont 13 000 sont vendus la première année. Le roman sort en édition de poche l’année suivante et se vend à plus de 1 300 000 exemplaires en moins d’un an. Très vite, les droits sont cédés pour une adaptation au cinéma, avec un chèque de 400 000 $ à la clé. Sa carrière est lancée. Carrie sortira en France en avril 1976 et sera traduit par Henri Robillot.
Il parait que derrière chaque grand homme se cache une femme. Une chose est sûre, Carrie c’est bien un bébé fait à deux dans une caravane. Sans sa femme, Steve ne serait peut-être pas Roi, il ne serait peut-être même plus de ce monde à mon avis. Alors comme King qui l’a remercie dans la préface, je tiens à mon tour à dire : Merci Tabby, merci pour toutes ces magnifiques heures passées en compagnie de votre mari.
Mon avis :
Mais trève de petites histoires, parlons de ce que j’ai pensé de celle-ci. Stephen King dit lui-même qu’il ne trouve pas le roman génial, que ce n’est pas son meilleur. Si je me réfère à ma première lecture du roman il y a .. ouch déjà, presque 30 ans, je lui donne raison. À l’époque, j’avais déjà lu Simetierre, Le Fléau, Ça, et forcément ce livre n’avait pas eu la même force évocatrice pour moi que tous les précédents. D’autant plus qu’il traitait d’une sujet totalement informe pour un adolescent de 16 ans : les femmes et leur… complexité, on va dire, avec tout ce qui va avec… enfin, vous voyez. Déjà en proie avec mes propres hormones comment j’aurais pu comprendre celles des filles et tous ces petits jeux mesquins entre elles ? Pour autant, la fin m’avait plu avec toute cette débauche de violence sur fond de vengeance, un truc au fond bien masculin pour un ado de 16 ans dans les années 90.
On ne va pas raconter l’histoire en elle-même, elle est souvent connue, déjà par le statut iconique du livre puis par le film de Brian de Palma. Cette relecture a été très différente pour moi, je l’ai beaucoup plus appréciée que la première. Je l’ai même carrément aimée. L’expérience des années, ma connaissance plus profonde de la structure d’un récit et mes hormones en moins m’ont permis de mieux comprendre les personnages et les intentions de Steve. J’ai vraiment savouré certaines séquences, comme la scène d’introduction ou toute la deuxième partie du livre qui, pour un jeune auteur, est quand même diablement maîtrisée. Laissez-moi vous dire ce que j’ai retenu de tout ça.
Tout d’abord le style et la forme. Par rapport à ses romans plus connus il est ici plus direct, concis. Comme toujours, son récit s’ancre dans le réel à partir d’éléments quotidiens, à l’aide de marques, ou des références culturelles, chansons, émissions de TV. pour le coup ça peut paraitre un peu démodé, mais comme d’autres auteurs avant lui, il laisse une trace de son époque, il dresse un portrait saisissant de son Amérique. Il adopte également une forme originale. Pas inexistante au niveau de la littérature mais peut-être surprenante pour un premier roman : le texte est entrecoupé d’extraits de livres, d’articles de journaux – on ouvre même par ça – de passages d’un rapport de commission, nous dévoilant, bien avant son terme, la fin du roman. King est un adepte de la prolepse, ce procédé qui consiste à faire un bon dans le temps du récit afin de révéler un élément par anticipation. Il le fait généralement en une phrase bien placée en fin de chapitre. Cela crée un certain suspense, une tension, une attente subconsciente. Comment ? On ne lit plus totalement pour connaitre la fin mais pour savoir ce comment, le voyage et non la finalité pour motivation. Il l’utilise à outrance dans tous ses romans et moi j’ai toujours trouvé ça cool. Ici, c’est par le biais de ces extraits que nous savons quasiment dès les premières pages ce qui va arriver. Mais on ne sait pas comment. J’ai lu par-ci, par-là, que certains avait été gênés par cette narration, je peux l’entendre, d’autant qu’il n’y pas une grande mise en page ou une typographie spécifique pour séparer ces extraits de la narration traditionnelle. Pour ma part, ça ne m’a pas dérangé, au contraire, je trouvais que ça donnait des respirations à l’ensemble, mais surtout que ça relançait l’histoire grâce à un point de vue différent. Et puis ça donne beaucoup de profondeur au tout, encore une fois une sensation de réalisme. Un style et une forme originale maitrisés pour une première, sa patte apparaît déjà, plus timide que d’habitude peut-être, mais n’en voulez pas à un jeune premier qui participe à son premier bal, il a de quoi animer la soirée si vous lui en donnez l’opportunité.
La maturité des problématiques abordées est indéniable. Bien sûr, tout le monde ne lit pas pour décortiquer une oeuvre, ne se pose pas systématiquement de questions, préférant juste apprécier une histoire pour ce qu’elle est : une histoire. Et ce livre peut être lu comme tel, comme souvent chez King d’ailleurs. Mais il serait dommage de passer à côté de ce qui fait le sel de son oeuvre : la critique. Parce qu’au travers de ce qui bien souvent est une histoire de gens ordinaires, vivant des histoires extraordinaires, au milieu de l’Amérique profonde, Steve en profite pour nous faire réfléchir à notre fonctionnement social, aux dérives de notre monde.
Coutumier du système scolaire par son métier et sa formation, il est bien placé pour écrire sur la place des adultes dans les milieux éducatifs, et ce qu’il nous livre ici est sans appel, ils ont failli. Tous. Ils n’ont pas su gérer la situation, ni la comprendre d’ailleurs. Sont-ils coupables ? Difficile à dire, parce qu’il ne les blâme pas, se gardant bien d’affirmer qu’on ferait mieux. Cela renvoie à un drame récent dans les Vosges, pas loin de là où j’ai grandi et été au lycée avec mon King dans la poche, et même si la ville n’a pas brûlé comme dans Carrie, une vie a été perdue par manque d’écoute et d’inaction. Aurions nous fait mieux ? Je me garde bien de l’affirmer. Les enfants sont-ils les vrais coupables ? Franchement, peut-on estimer un enfant totalement responsable de ses actes ? Nous, adultes, ne sommes-nous pas là pour guider, conseiller, gérer, encadrer, éduquer ? Facile à dire, moins évident dans les faits. Car l’éducation, ce n’est pas que l’école, ce sont aussi les parents. Là encore, King va se faire une joie d’en parler. Entre Margaret White, la mère religieusement fanatique de Carrie ou le père de Chris Hargensen, un avocat qui passe tout à sa fille grâce à son argent et ses relations, le Roi nous offre des personnages plus que réels et bien caractérisés avec des thèmes forts dont l’influence sur leurs progénitures est fatale.
Parce que Carrie, c’est une critique violente de la religion, de l’immobilisme, de l’étroitesse d’esprit, du fanatisme. Ce premier roman dévoile déjà ce qu’il sait faire de mieux : camper des personnages à la psychologie complexe mais tout à fait plausible. Les personnages féminins sont à l’affiche comme pour répondre au défi lancé, et ce ne sont pas que des saintes, c’est le cas de le dire. Mention spéciale à Margaret White et Chris Hargensen qui sont même des femmes fortes, bien qu’excessives et détestables en tout. Et que dire de Carrie ? Il nous offre ses émotions, ses attentes, ses peines avec une profonde sincérité, visant juste. Si on a un peu d’empathie, on ne peut qu’être de son côté à la fin, même si beaucoup d’innocents vont mourir par sa faute… ou par celle des adultes, sa mère en tête ? Au travers du pouvoir de Carrie, King nous envoie un message : méfiez-vous qu’un jour ces gens rabroués, mal-aimés, moqués ne se trouvent pas en position de pouvoir, méfiez-vous que vos méfaits ne se retournent pas contre vous, dans la colère et le sang. Il est presque normal que Steve ait choisi un pouvoir psychique comme élément fantastique pour son roman, lui à l’imaginaire télékinésique capable de déplacer des montagnes, et de nous transporter au dessus de l’arc en ciel – Hello Dorothy.
Son sens de la mise en scène éblouit le lecteur dans la deuxième partie du livre. Le contraste paillettes/strass et destruction est un pur moment de littérature. Les effets pyrotechniques sont top ! Il y met tout ce qu’il aime, écrivant sur ce qu’il connait le mieux – un de ses conseils –, les voitures rafistolées, la musique Rock, et surtout du sang. Ce sang de l’alliance nouvelle et éternelle.. vous avez la ref ? Car oui, tout du long le rouge recouvre les pages, il est là au début avec la scène des douches, il l’est encore dans les seaux renversés, sur le doigt coupé de Margaret, sur le christ crucifié dans le salon des White, sur le doigt de Carrie lorsqu’elle se blesse avec la mine du crayon, il est l’incarnation de la vie mais aussi de la mort. Il y a plein de subtilité à son sujet, révélant à quel point, Steve est déjà un grand auteur aux qualités narratives incroyables et pas juste un écrivain populaire sans style.
Conclusion
C’est un très bon premier roman en fait, meilleur que dans mes souvenirs. Les personnages, les thématiques, la forme, le style, le tout en 288 pages, sont parfaitement maîtrisés. Aurais-je vu tout ça dans le livre à 16 ans ? Certainement pas ! Est-ce que ça valait le coup de le lire si jeune ? Bien sûr que oui ! Il est le tout premier auteur à m’avoir interrogé, même si je ne pigeais pas tout à l’époque par manque d’expérience. C’est peut-être pour ça que j’ai apprécié cette relecture presque 30 ans après. Parce qu’aujourd’hui j’y vois plus qu’une histoire, j’y vois de vrais sujets que je comprends parce que j’ai pu franchir ce cap difficile de l’adolescence sans trop de bosses, grandir et vieillir. Carrie est pour moi un classique de la littérature au même rang que Sa Majesté des Mouches de William Golding. Alors si vous n’avez jamais lu le Roi et que vous cherchez une porte d’entrée pas trop lourde en pages, ce livre est fait pour vous. D’ailleurs, venez j’en ai plusieurs exemplaires, je peux vous en prêter un si vous voulez. Suivez-moi ils sont dans ma voiture juste là dans la ruelle au bout. Comment ? Si ma voiture c’est la Plymouth Fury 58 là-bas, près du hangar ? Ah oui, oui, c’est bien elle. Christine que je l’appelle.
Note : 8/10
Un petit mot sur l’édition présentée, avec les nouvelles couvertures de Livre de Poche que je trouve géniales et rafraîchissantes au point que je me les rachète toutes petit à petit mais ça prend du temps – oui les budgets ne sont pas extensibles et plus de 40 bouquins à presque 10 balles chaque, ça claque.
Et si vous vous posez la question de quel est mon roman préféré du maitre, c’est par là.
Je vous recommande également le podcast du Roi Stephen si vous voulez écouter des résumés et analyses des livres du King.
Un grand merci Sai de m’avoir lu. Je vous retrouve très vite pour de nouvelles Revues… si d’ici là le Croquemitaine ne m’a pas mangé dans une salle de cinéma, très bientôt.
Bonsai!
Éditions présentées Livre de Poche. Nouvelles Couvertures. 288 pages EAN : 9782253096764. Dépot légal : Janvier 2010. Toutes les images présentées dans cet article sont la propriété exclusive de leurs auteurs.
Il est certaines lectures qui vous marquent mais pour lesquelles il faut du temps pour les assimiler. Dune en fait clairement partie. Alors que le film s’annonçait sur les écrans fin 2020 (au départ), je me suis rendu compte que je ne l’avais toujours pas lu. Profitant du train de la hype et préférant toujours connaitre le livre avant une adapatation cinématographique, j’ai creusé dans le sable de ma planète natale et déterré le joyau de Frank Herbert. Deux ans et demi plus tard, alors que je suis en train de finir l’écoute sur Audible de la suite, LeMessie de Dune, je vous livre ici ma revue d’un roman culte et dont la renommée n’est pas usurpée.
Quatrième de couverture :
Il n’y a pas dans tout l’empire de planète plus inhospitalière que Dune. Partout des sables à perte de vue. Une seule richesse : l’épice de longue vie, née du désert et que tout l’univers convoite. Quand Leto Atréïdes reçoit Dune en fief il flaire le piège. Il aura besoin des guerriers Fremen qui, réfugiés au fond du désert, se sont adaptés à une vie très dure en préservant leur liberté, leurs coutumes et leur foi. Ils rêvent du prophète qui proclamera la guerre sainte et changera le cours de l’Histoire. Cependant, les Révérendes Mères du Bene Gesserit poursuivent leur programme millénaire de sélection génétique : elles veulent créer un homme qui réunira tous les dons latents de l’espèce. Le Messie des Fremen est-il déjà né dans l’Empire ?
Mon avis :
Je ne connais pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi.
Litanie contre la Peur du rituel Bene Gesserit
Le premier mot qui me vient à l’esprit est grandiose. Dune est un livre aux frontières de la fantasy à bien des égards. Afin de délivrer son message, Frank Herbert a imaginé un écosystème à l’échelle d’une planète semblable à un désert géant nommée Arrakis, ainsi que les peuples qui vont avec, leur histoire, leurs coutumes, liées à leur environnement. Chaque élément semble réaliste et cohérent, que ce soit la géographie, la météo, l’hydrographie, la faune et la flore, jusqu’aux éléments les plus SF tels que le distille, les boucliers ou encore les ornithoptères. Enfin, il a transposé les problématiques de notre propre monde à l’échelle de la galaxie devenue un empire complexe, parcouru de conflits. La planète est un personnage à part entière, au même titre que les protagonistes, elle est bien plus présente que certains d’entre eux tel l’Empereur, personnage à la fois omniprésent et absent, qui n’est mis en scène que très peu, souvent de manière détournée, et nous questionne sans cesse. Le côté féodal de la société nous permet de rester ancré dans un modèle que nous ne connaissons que trop bien, même si les seigneurs d’aujourd’hui sont d’un tout autre acabit. En ce sens la famille Leto, au cœur de l’intrigue, fait presque office de dirigeant aux concepts nobles voire parfois trop idéaliste, l’image même que nous attendons de ceux qui nous guide. Le grand opéra des manigances se déroule sous nos yeux, et dans ce futur dystopique, les règles n’ont pas changé, l’argent et le pouvoir sont toujours la clé et l’objectif. Ce pouvoir, c’est l’épice, une denrée rare qu’on ne trouve que sur Arrakis et qui permet le voyage intersidéral. Celui qui le contrôle, contrôle tout. Un worldbuilding bien structuré donc, facilitant l’immersion, et bien que le dépaysement semble total, nous ne sommes pas complètement perdu, nous avons les clés qui nous permettent d’accéder aux véritables messages du livre.
Le mystère de la vie n’est pas une question à résoudre mais une réalité à vivre .
Frank Herbert
Inspiré par de nombreuses religions tel que l’Islam, Dune a une portée universelle, comme souvent dans la bonne fantasy. Ce qui le classe dans la SF, finalement, c’est son décor galactique et ces gadgets technologiques car tous les bons ingrédients propre à la fantasy s’y retouve: la prophétie, le héros avec son mentor, sa famille perdue, un ennemi mortel et acharné, et bien sûr ses nouveaux alliés qui le guide au bout de sa quête initiatique. Un parallèle évident avec une autre oeuvre, de cinéma cette fois-ci : Star Wars. Si ces récits fonctionnent c’est parce qu’ils s’adressent à ce qu’il y a de plus profond en nous, un idéal de justice, d’espoir, de lutte contre l’oppression. Le livre a été écrit en 1965 et cela ne se ressent aucunement. L’auteur rédige d’une main de maitre son chef d’oeuvre, donnant à l’ensemble la forme d’une chronique historique par le biais d’épigraphe reprenant des citations extraites de livres. Des annexes liées à l’écosystème, la religion ou encore Le Bene Gesserit, une organisation composée de femmes, aux origines et motivations mystérieuses, ajoute à l’ambiance.
Les religions servent à créer des extrémistes et des fanatiques.
Frank herbert
Ce qui lui permet d’être novateur et différent de la fantasy classique au delà du décor, même si celui-ci joue énormément, ce sont ses thèmes. Si le plus présent – et au coeur de notre actualité – est l’écologie, il n’est pas unique, et ce n’est certainement pas la seule oeuvre à le traiter, Le Seigneur des Anneaux y consacre également une large part par le bais de l’arc narratif d’Orthanc. Non, Dune parle aussi et surtout de fanatisme religieux, et il s’agit bien du thème important du livre. On y traite également des dangers de la génétique, de la science deshumanisée, et des choix qui la guident. Dans Dune le concept écologique est très poussé, la vie engendre la vie, même dans les milieux les plus inhospitaliers. L’eau est un luxe, la survie un objectif permanent. Ainsi dans cet environnement, le fanatisme religieux naît plus facilement sur le terreau de l’ignorance et de la simplicité. Il est aisé d’abuser de la conscience de personnes vivant dans des conditions précaires et périlleuses, qui ne sont pas pour autant forcément faibles d’esprit mais juste enfermées dans des préoccupations plus primaires et par des réalités parfois fatales. Des Conditions qu’on a pu créer ou maintenir intentionnellement dans un but précis. La tentation est grande dans de telles circonstances de croire, d’espérer, sinon comment trouver la force de continuer ? La manipulation devient facile et à mon sens c’est ici qu’est le cœur du message. Il dénonce tout forme de manipulations tout autant que la défiance nécessaire à l’égard de l’homme providentiel, le messie, le danger de l’adoration aveugle, les croyances, les mythes annoncés depuis des éons immémoriaux, entraînant un fanatisme qui détruit tout sur son passage, et se retourne contre ceux qui l’ont attisé.
Le concept de progrès agit comme un mécanisme de protection destiné à nous isoler des terreurs de l’avenir.
Les Dits de Muad’Dib
Paul Atréides et sa mère, Jessica. Image tirée du film de Denis Villeneuve. Dune (2021)
Une petite note sur le film de Denis Villeneuve, dont la suite est annoncée entre le 1er et le 15 novembre 2023. La lecture du livre en tête, c’est avec peu d’espoir d’y trouver ce que j’avais lu que je l’ai regardé, tellement déçu de manière générale par les adaptations. Et pourtant. Pour une fois, un réalisateur a réussi. J’y ai quasiment vu les images que mon imagination avait construit lors de la lecture. Les décors, la photographie, un casting juste et au service d’une narration lente, contemplative, mais grandiose, magnifiée par la musique de Hans Zimmer m’ont transporté. Peut-être était-ce juste un hasard d’y retrouver ma propre vision, ou peut-être pas, dans tous les cas, j’ai pris beaucoup de plaisir à cette adaptation et je ne peux que vous conseiller de vous faire votre propre avis si ce n’est pas encore fait.
Conclusion
Frank Herbert nous livre une oeuvre profonde, une véritable réflexion philosophique, dont la portée ne peut être entièrement appréhendée en une seule lecture. Traitant de thèmes sensibles, mais qu’il nous faudra tôt ou tard régler si nous ne voulons pas être voué à disparaître ou à nous auto-détruire, il a su avec un style fluide et simple transmettre son message qui ne se révèle pas si aisément et qu’il nous faudra aller chercher sous le sable qui le recouvre délicatement. Aux frontières des genres, Dune les transcende, le débat concernant son affiliation n’a pas fini d’enflammer les lecteurs alors même que ce n’est pas l’essentiel : Dune est une oeuvre intemporel destinée aux générations futures, peu importe sa couleur, son genre. Frank Herbert nous met en garde, nous interroge, pour ceux qui voudront bien voir au delà de l’aventure. La fin qui se déroule plus vite que le début de l’histoire, un déséquilibre voulu, met en lumière que les rouages qui entraînent les grands changements prennent leurs racines profondément, et que leurs conséquences sont parfois aussi vives et imprédictibles que le temps qu’il aura fallu pour qu’elles apparaissent. Espérons que ce livre saura faire basculer l’histoire, pour le meilleur.
Note : 10/10
Bonsai!
Toutes les images présentées dans cet article sont la propriété exclusive de leurs auteurs.
Ce soir, la tempête balaie les murs extérieurs de ma ville alors que la nuit enveloppe tout de son linceul de ténèbres. Le vent roule, se contorsionne, hurle et frappe sous les rebords du toit tandis que la pluie fouette et tapisse mes carreaux. Au travers, le paysage se liquéfie, parsemé de goutelettes scintillantes telles des milliers d’étoiles, et d’autant de coulées multicolores aux reflets oniriques. Malgré ce déchainement de fureur, sur mon bureau, une bougie famélique éclaire mon clavier, sa lumière vacillante vient parfois caresser les pieds d’un Cthulhu assis sur son trône qui me surveille à moitié endormi de sous mon écran. Mon carnet de notes et mon livre à portée de main, c’est avec un sourire malicieux que je m’apprête à rédiger cette revue. Howard Phillips Lovecraft. On peut dire qu’il a les honneurs de mon blog dernièrement, et c’est avec un plaisir non dissimulé que je poursuis cette série d’articles qui verra tous les volumes de Mnémos chroniqués. Il le mérite. Ma première revue à son sujet remonte à une lecture audio faite en 2018 du texte l’Appel de Cthulhu tiré de l’intégrale de Bragelonne qui à l’époque était le premier effort de publication assez complet tentant de regrouper tous ses textes importants en une édition unique. Puis j’avais fait le choix de parler du tome 2 de cette série intégrale, alors qu’on trouvait beaucoup plus d’éléments sur la blogosphère en rapport avec le premier tome. J’en étais à ma découverte de l’auteur, je ne savais pas vraiment vers quel type d’édition me diriger, d’ailleurs il y a beaucoup d’éléments de ces premières chroniques que je vais enfin pouvoir réviser à travers cette série d’articles, mes analyses n’étaient pas toujours justes. Mes recherches s’affinant – entre temps j’avais terminé de lire les 3 premiers tomes édités chez Bragelonne et il ne me restait plus que le quatrième concernant les contrées du rêves – je découvris un peu tard que Mnémos avait fait un financement participatif afin de retraduire tout Lovecraft en un magnifique coffret de 7 volumes. Manque de chance, j’avais loupé le train. J’allais devoir attendre la sortie dudit coffret en espérant qu’il en resterait. Ce ne fut pas le cas, mais la maison d’édition allait faire mon bonheur : ils annonçaient la publication de chaque tome séparemment dès 2022. Bingo ! L’occasion était trop belle d’autant plus que le premier tome en question contenait les textes que je n’avais pas encore lus : Les Contrées du Rêves. Alors, êtes-vous prêt à descendre avec moi les soixante-dix marches menant à la caverne de la flamme pour rencontrer Nasht et Kaman-Thah, les prêtres barbus ?
Quatrième de couverture :
Parallèlement à ses textes regroupés par la suite sous l’intitulé du Mythe de Cthulhu, H.P. Lovecraft a créé tout un univers onirique, une contrée sauvage et magique. Découvrant ses démons et ses beautés, ses cités aux merveilleuses flèches d’or, ses falaises d’onyx ou ses mers crépusculaires, Randolph Carter, le double littéraire de l’auteur, poursuit une quête sans fin, celle de Kadath l’inconnue.
Pour la première fois en France, l’intégrale de l’œuvre de fiction de Lovecraft est publiée dans une traduction unifiée, réalisée par David Camus, qui a consacré dix ans à ce chantier. Cette édition en sept tomes est complétée d’un large choix d’essais, de correspondances, de poésies et de textes révisés par l’écrivain, de cartes en couleurs, ainsi que d’études et de très nombreuses notes par les meilleurs experts de l’œuvre.
Textes de Lovecraft contenus dans ce volume : La Quête d’Iranon (The Quest of Iranon), Polaris (Polaris), La Malédiction qui s’abattit sur Sarnath (The Doom That Came to Sarnath), Hypnos (Hypnos), L’Étrange maison haute dans la brume (The Strange High House in the Mist), Le Bateau blanc (The White Ship), Celephaïs (Celephaïs), Ex Oblivione (Ex Oblivione), Ce qu’apporte la lune (What the Moon Brings), Le Livre ( The Book), Les Chats d’Ulthar (The Cats of Ulthar), Les Autres Dieux (The Other Gods), Le Témoignage de Randolph Carter (The Statement of Randolph Carter), La Quête onirique de Kadath l’Inconnue (The Dream-Quest of Unknown Kadath), La Clé d’argent (The Silver Key), À Travers les portes de la clé d’argent (Through the Gates of the Silver Key), Azathoth (Azathoth).
Mon avis :
Cette édition intégrale possède un écrin somptueux qui ne cesse de me ravir, moi l’amoureux des livres. Couverture rigide, dos élégant, que je préfère en blanc d’ailleurs comme ma présente édition plutôt que le noir du coffret intégral (mais ce n’est qu’une question de goûts), double pages de garde intérieures décorées d’une magnifique carte des Contrées du Rêve en couleur, et un papier à l’épaisseur idéale, le tout pour une prise en main agréable. Même si HPL disait lui-même que l’objet-livre ne comptait pas, seulement son contenu, je ne peux tout de même que m’extasier devant cette finition de qualité qui se veut à la hauteur de l’oeuvre de l’auteur de Providence. Indéniablement, cette édition surpasse tout ce qui a été fait jusqu’ici en France, que ce soit dans la finition, l’esthétique, mais surtout dans la traduction et l’agencement des récits et contes. Ce recueil ainsi que le second n’ont pas été totalement le fruit du Crowdfunding. En effet le travail avait commencé en 2010 avec une première édition de ces Contrées du Rêve qui a servi de base. Après une introduction générale de l’intention de cette nouvelle traduction par David Camus, nous avons deux préfaces, celle de la première édition, suivie d’un addendum pour le présent livre. Elle nous donne le ton de ce recueil, les enjeux, et ce que le traducteur a tenté modestement de rendre à César – surnom que Lovecraft n’aurait pas renié lui qui se faisait appeler Lucius le romain. Trois textes viennent compléter la version publiée en 2010 : Ex Oblivione, Ce qu’apporte la lune et Le Livre, pour un total de 17 entrées.
Dans chacun des autres volumes de l’intégrale, l’ordre chronologique d’écriture des textes a été privilégié, mais il n’en va pas de même pour celui-ci. David camus nous en explique la raison en préface :
Ici, le parcours – puisqu’il s’agit, dans tous les cas, d’une proposition de voyage – emprunte la temporalité des rêves, qui n’est pas toujours chronologique. Les œuvres sont donc présentées dans l’ordre qui nous a paru offrir la meilleure expérience de lecture – ou onirique, si vous préférez. Une expérience qui débute par « La Quête d’Iranon », dont les décors évoquent l’Antiquité, et se prolonge, en passant par les temps modernes, jusqu’au voyage entrepris par Carter au sein même de ces Contrées, où il recherche Kadath.
David Camus
Voilà l’itinéraire tracé, nous n’avons plus qu’à nous allonger tranquillement, la tête bien calée sur notre oreiller et à sombrer au pays des rêves pour y retrouver toute la féérie onirique déployée par Lovecraft. Mais que nous raconte ces textes ? Qu’évoquent-ils ? Et pourquoi les avoir regroupés ensemble ? Je vous propose de découvrir mes notes de lectures dans leur état brut afin de vous faire une idée.
La quête d’Iranon : On dirait du Tolkien dans sa poésie aux accents antiques, aux noms chatoyants. La morale de la quête d’Iranon c’est que lorsqu’on perd ses rêves on meurt. Le rêve rend éternel et le beau repousse la mort. C’est aussi une métaphore du passage à l’âge adulte selon moi.
Polaris : Rêve et réalité se confondent à la lueur des étoiles. Où commence le rêve ? Où finit la réalité ? Le rêve est une porte entre les mondes? Rythme, conception, figures de style et vocabulaire poétique, tout y est. Un de mes préférés. La passivité du héros est une métaphore à peine voilée du sentiment d’inutilité de Lovecraft pendant la WW1 alors qu’il ne put rejoindre un bataillon d’engagement pour des raisons de santé.
La Malédiction qui s’abattit sur Sarnath : remake de Sodom et Gomorrhe avec de belles descriptions qui perdent le lecteur, alors que la finalité est présente dès le début. Thème (étonnant ?) de Lovecraft sur la peur de l’autre, de l’inconnu.
Hypnos : il pose les jalons de la suite de son œuvre avec « l’indescriptible » laissant l’imagination du lecteur faire le reste. Voyage astral ? A-t-il réellement un ami ? Le rencontre-t-il réellement à la gare ou s’agit-il déjà de sa statue ? Encore une fois perte du réel. Peur du vieillissement et de la mort.
L’étrange Maison Haute dans la Brume : Conte onirique, symbolique du chemin vers le rêve (on monte), histoire d’ambiance avant tout. première nouvelle où nous apercevons la ville de Kingsport qui n’est autre que la transcription de la cité de Marblehead dans le Massachusetts avec ses maisons de style coloniale qu’affectionnait particulièrement HPL.
Le Bateau Blanc : Quête onirique d’un royaume mais les présages sont trompeurs. Et la mort ou le désespoir guette celui qui veut trop savoir.
Celephais : Encore une fois le rêve rend fou et aveugle. Il peut conduire un homme de la misère au suicide en cherchant à braver l’interdit.
Ex Oblivione : Les drogues pour oublier le monde, rêver et mourir.
Ce qu’apporte la lune : Plutôt la mort dans l’horreur que la folie et la peur. Comme souvent tout démarre bien, le décor est bucolique puis l’horreur et la nécrose s’installent.
Le livre : Occultisme mystique, livre magique ouvrant sur d’autres dimensions de l’espace. j’adore!!
Les chats d’Ulthar : Conte onirique incroyable, montrant toute l’affection que HPL portait aux chats qui le lui rendaient bien.
Les autres Dieux : Texte relatant l’histoire d’un soi-disant sage voulant percer le secret des dieux dans les royaumes oniriques, à chacun d’y voir une morale.
Le témoignage de Randolph Carter : Excellent texte à l’ambiance crypte et cimetière, comme dans le molosse, précurseur aussi à mon sens de Charles Dexter Ward. J’adore !
La quête onirique de Kadath l’inconnue : Presque un roman, un voyage au bout du rêve. Suite d’aventures, digne d’un jeu de rôle, où il réintègre énormément de thèmes et de personnages déjà révélés dans d’autres textes (Pickman, les Chat D’Ulthar, les ruines de Sarnath, etc)
La Clé D’argent : Un conte sur l’enfance, l’âge des rêves que Carter s’efforce de retrouver par tous les moyens.
À travers les portes de la clé d’argent : Cette suite écrite sur l’insistance de Hoffman est beaucoup moins bonne que la précédente. L’influence de Lovecraft m’y semble mineure tant les ficelles sont grosses et peu poétique.
Azatoth : Un de mes poèmes en prose favori que j’avais déjà cité lors de la revue du tome 2 du Mythe par Brage.
Il m’est difficile de choisir mes textes préférés tant j’ai été envouté tout le long de ma lecture. Un voyage sublime, d’une poésie incroyable qui pose un contraste saisissant avec les textes qui traitent de l’horreur cosmique et pour lesquels il est plus connu. Ici le fantastique se veut féérique, onirique, et l’auteur nous y livre une prose poétique à bien des égards. Il m’est plus aisé de vous dire plutôt ceux qui m’ont moins marqué sur ce recueil, comme À travers les portes de la clé d’argent, qui d’ailleurs est le fruit d’une collaboration que Lovecraft n’avait pas vraiment souhaité, ne voulant pas apporter de suite à La Clé d’Argent. Les textes sont inégaux en terme de longueurs, certains allant de quelques pages tandis que d’autres comme La quête onirique de Kadath l’inconnue font la taille d’un roman, et quel roman, malgré certaines redondances ! Nous sommes à la limite de l’oeuvre de Fantasy. Je dirais tout de même que j’ai une affection toute particulière pour Polaris, Celephais, Le livre qui semble avoir été une tentative de retranscrire en prose les Fungi de Yuggoth, un ensemble de sonnets poétiques, Le témoignage de Randolph Carter pour son côté macabre et suggestif, La Clé D’argent pour sa quête du monde de l’enfance qui nous est à jamais perdu, et Azatoth pour sa sublime poésie colorée. Je pourrai rajouter La Quête d’Iranon, L’étrange Maison Haute dans la Brume,Le bateau Blanc et bien évidemment La quête Onirique de Kadath L’Inconnue chacune cultivant l’étrange et le surnaturel mais possédant bien souvent une morale ou un message caché. David Camus nous dit à juste titre que Lovecraft, ne cesse de nous échapper pour mieux nous envelopper. En tout cas aujourd’hui il ne peut plus fuir sa renommée, bien qu’il arriverait encore à tourner ça en dérision, voire à croire que tout ceci n’est qu’un rêve.
Conclusion
David Camus nous livre une traduction très pure, au plus proche de la version originale, qui m’a fait redécouvrir Lovecraft. Sa préface nous donne les pistes de lecture à suivre, les chemins cachés au détour d’une phrase, d’un titre, et il peut être intéressant pour vous de la relire à posteriori une fois le voyage terminé comme moi je l’ai fait, car certains éléments ont un sens nouveau. Les notes de bas de pages qui parsèment le tout facilitent la compréhension globale et sont un véritable plus. Ici, Lovecraft n’est pas traité comme un auteur à la mode qui fait gagner de l’argent, mais bien comme un artiste, un esthète de la littérature à l’univers complexe et magique qui mérite d’avoir une traduction à la hauteur de son talent. Mnémos y ajoute un écrin de très belle facture qui rend le voyage d’autant plus agréable. L’hommage et le respect de l’oeuvre sont perceptibles à tous les niveaux, ce qui semble bien être l’objectif de cette présente édition, validé de bien belle manière. Et si d’avenir on me demandait quelle édition je recommande pour découvrir Lovecraft, je répondrai sans détour (désolé pour le jeu de mot, les fans du JDR comprendront) : l’intégrale MNÉMOS.
Ainsi s’achève notre ballade onirique, le réveil approche, on se retrouve très bientôt pour la suite des revues sur cette intégrale, en attendant, rendez-vous sur les chemins des Contrées du rêves, en bon rêveur que nous sommes, lecteurs d’imaginaire.
Bonsai!
Toutes les images présentées dans cet article sont la propriété exclusive de leurs auteurs.
22h30. Je viens de refermer mon livre, Je Suis Providence de S.T. Joshi.
Un grand vide s’empare de moi alors que, mon livre encore entre les mains, je contemple fixement mon exemplaire des Montagnes Hallucinées & Autres Récits d’Explorations des ÉditionsMnémos posé à gauche devant moi, sur la table basse du salon. Tremblotante à côté de mes livres empilés, la flamme de ma bougie parfumée ondule, faiblarde, avant de s’éteindre. Comme un signe. Je viens de passer un mois avec HPL et pour moi c’est comme s’il venait de mourir pour la seconde fois, seul, ignoré, oublié, sans descendance. Pourtant cette fois-ci, ce n’est pas tout à fait vrai. Cette fois-ci, j’étais là, j’ai été témoin, je l’ai accompagné, impuissant à changer quoi que ce soit à sa destinée, bloqué dans les couloirs du temps. Un témoin muet, inaudible. Un témoin touché au cœur.
Lire un auteur mort dont on connait les généralités communes est une chose, mais lire Je Suis Providence c’est comme le voir ressuciter pleinement, c’est vivre à son époque, prendre part à ses relations, ses expériences, son évolution, ses études, ses correspondances, son quotidien, pendant 47 ans. Alors l’accompagner jusqu’à cette fin si poignante après tant de mots partagés, c’est comme perdre un ami.
Je comprends – du moins je peux avoir une début d’idée – ce qu’a dû ressentir David Camus après plus de 10 ans passés à retraduire Lovecraft, parce que moi, après un mois complet à partager son quotidien et lui le mien, je suis parcouru de beaucoup d’émotions différentes allant de la tristesse à la consternation en passant par l’admiration et le rire.
Il est 22h30 et je n’ai pas envie de dormir. J’ai envie de prendre mon livre sur la table et relire une de ses nouvelles, la toute première que j’ai lu, La Cité Sans Nom. Me mesurer à nouveau à l’immensité de son talent littéraire. Et me perdre dans l’abîme du cosmos, sombrer jusqu’à n’être plus qu’un petit point, perdu parmi les étoiles…
8 Janvier 2023. Kerbaden.
Cette Préface a été écrite dans la foulée de la fin de ma lecture. Pour la première fois je voulais saisir l’instant. Pour la première fois je voulais écrire à chaud, le cœur encore saignant, ce qui me traversait. Au départ, je m’étais fixé l’idée de rédiger toute ma revue d’une traite car, oui, je ne voulais pas dormir. Je voulais rester encore un peu avec lui, à son chevet. Et vous vous demandez sans doute ce que j’ai fait après avoir écrit ce passage… nous en parlerons plus tard. En tout cas je n’ai pas pu tout écrire. Je me connaissais, je le savais. Il fallait laisser refroidir les cendres avant de fouiller dedans. Allez, suivez-moi, je vous emmène de l’autre côté de l’Atlantique, à Providence.
Hello There !
Une fois n’est pas coutume, seulement un mois après sa lecture, et dans la foulée des Onos Awards, où Lovecraft fut le grand vainqueur de 2022, je publie ma revue. C’est suffisamment rare pour être souligné. Vous verriez mes articles en attente, certains sont sur des livres lus il y a deux ans ! Mais au jeu de la mémoire et des notes, je m’en sors plutôt bien. Alors pourquoi écrire si vite sur ce livre qui m’a profondément marqué, à tel point que j’y pense encore malgré d’autres lectures entamées ? Pour graver dans le marbre cette expérience. Ce blog c’est un peu mon journal de lecture (j’y reviendrai plus tard), et autant je me moque dans quel ordre sont rangées certaines lectures, autant celle-ci j’ai eu besoin qu’elle soit ancrée temporellement, parce que pour moi, il va y avoir un avant et un après. On se remémore tous certaines choses par rapport au contexte, c’est l’une des mémoires dont nous disposons. Il arrive que, certaines fois, certains éléments disparaissent de cette mémoire contextuelle pour passer dans la mémoire à long terme, tout simplement parce que nous l’avons perdu. Hors ici, je ne le veux pas, cette revue est un témoignage, tout autant qu’un hommage. Une trace, infime soit-elle, dans l’immensité du net. Elle ne survivra pas à l’oeuvre de Lovecraft, je n’ai aucun doute, ni non plus je l’espère à ce livre colossale qui parle d’un homme avant tout.
Quatrième de couverture :
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un auteur qui fascine autant par son oeuvre que par sa personnalité. Ayant influencé avec ses récits fantastiques et horrifiques (comme L’Appel de Cthulhu) de nombreux écrivains comme Stephen King, ses fictions et sa vie ont été soumises à de nombreuses interprétations pas toujours exactes, véridiques et précises.
Spécialiste des littératures de l’imaginaire et de Lovecraft en particulier, S.T.Joshi travaille sur sa biographie depuis plus de 20 ans. Par son érudition et son ampleur, elle est aujourd’hui considérée comme la référence au niveau mondial.
Pour la première fois en France, sous la direction de Christophe Thill et avec le concours d’une équipe de dix traducteurs, cette biographie est proposée aux lecteurs.
Traduit de l’anglais (américain) par Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré & Alex Nikolavitch.
Un Essai plusieurs fois tenté.
D’aussi loin que je me rappelle, dès la sortie du livre, j’ai eu envie de le lire. Je me le suis donc procuré en Ebook. Mais le nombre de pages, monstrueux sur ma liseuse, et les débuts généalogiques très factuels ne m’avaient pas permis de rentrer dedans, car il ne s’agit pas ici d’un roman. Début novembre, ça faisait deux mois que je ne lisais plus suite à un covid plutôt retord qui m’avait fatigué au-delà de ce que je pouvais imaginer. Alors que je préparais mes petites commandes de Noël, le site de la Fnac me proposa d’autres produits basés sur mes achats précédents. Le premier sur la liste était le tome 1 de Je suis Providence. Hésitant, vu mon peu d’engouement pour la lecture à ce moment là, l’idée me vint que si je n’avais peut-être pas réussi à le lire c’était à cause du format numérique. Dans un geste réflexe je l’ajoutai à mon panier, en me disant que je verrais bien, que ça se tente. De plus, il ne s’agissait ici que du format semi poche, qui était moins épais et peut-être plus digeste. Il faut comprendre mon désarroi de l’époque : Je suis un amoureux des pavés, pourtant celui-ci me faisait peur et m’avait même repoussé en Ebook. Cependant j’étais dans un « ras le bol » général, un trop plein de fantasy, par rapport au JDR et mes lectures, plus rien ne me bottait, la dépression, ce monstre sur le seuil, guettait à ma porte. Lire une bio allait peut-être me donner de l’air, de plus je n’étais pas obligé de me forcer à tout avaler, je pouvais la picorer. Je ne savais pas que ce livre allait m’entraîner par-delà le mur du sommeil et de mon heure de coucher habituel, moi qui n’arrivais plus à veiller le soir. Au final, je l’ai dévoré d’une traite, enchaînant les deux tomes, dans une boulimie livresque comme je n’en avais pas connu depuis longtemps. Mais alors pourquoi cela a-t-il été magique ?
Tout commence à Providence.
Pour situer le contexte et mes essais ratés, je me dois d’expliquer ma rencontre avec celui que je pensais être le reclus de Providence à l’époque. Notre premier contact eut lieu dans ma jeunesse lorsque Stephen King le cita dans une préface et qu’un ami me parla du Jeu de Rôle L’Appel du Cthulhu auquel il était en train de jouer. Je fis bien le lien avec le titre instrumental éponyme de Metallica sur Ride The Lightning mais ça en resta là. Plusieurs années plus tard, la culture littéraire en plus, je situais largement Lovecraft, mais la fantasy ayant jeté son voile rouge sur moi, je ne pris pas le temps de lire son oeuvre, jusqu’a ce qu’on me propose de faire d’une pierre deux coups et de découvrir la lecture en audio et HPL. J’ai déjà parlé de cette expérience et je ne vais pas y revenir. J’étais aspiré, mon âme était perdue. 4 ans plus tard, toute l’intégrale Bragelonne dévorée – et encore plus tard, je prends davantage de plaisir à lire l’édition de Mnémos dans la traduction de David Camus, plus complète, plus proche de l’original, mais ça c’est une autre histoire à venir bientôt – , je ne pouvais me contenter d’en rester là. Il faut me comprendre, je suis un peu obsessionnel : quand quelque chose me fascine, il me faut creuser, il faut que j’en sache plus sur le sujet qui me taraude, et si c’est une oeuvre, je me dois de connaitre son auteur, son contexte et son processus de création. Pour deux raisons, tout d’abord j’ai une soif de connaissance inextinguible. Lorsque la porte a été ouverte, ma curiosité, ma soif de découverte sont dures à étancher. Tant que je n’ai pas la sensation d’avoir fait le tour d’une question, je passe difficilement à autre chose. Ensuite, tout simplement parce que je n’aime pas dire des âneries sur un sujet que j’aime, et en ce qui concerne Lovecraft beaucoup de choses ont été dites et peu sont vraies.
Beaucoup de gens imaginent Lovecraft, enfermé entre ses quatre murs, volets clos, écrivant compulsivement des textes aux sens étranges, misanthropiques, pessimistes, en proie à toutes sortes de pathologies mentales, dépressif, mélancolique, incapable de nouer de contacts normaux avec ses semblables. Certains croient même qu’il a en sa possession un étrange livre auquel il fait référence dans ses textes, Le Nécronomicon d’Abdul Alhazred, et qu’il a percé des mystères qui l’ont rendu fou. D’autres disent qu’il n’a jamais quitté Providence, ville de taille moyenne du Rhode Island, située entre New York au sud et Boston au Nord.
S. T. Joshi né en 1958, découvrit Lovecraft à l’âge de 13 ans. Captivé par ces récits et la prose surnaturelle de HPL, il se lance lui-même dans l’écriture de fictions avant de changer d’avis à l’age de 17 ans et de vouloir devenir critique littéraire. Il choisit de rejoindre l’université de Brown à Providence, réputée posséder plusieurs documents manuscrits de Lovecraft, dans le seul but de rédiger une idée de livre qui le travaille : H. P. Lovecraft: Four Decades of Criticism (1980). Totalement sous l’emprise de l’oeuvre et fasciné par l’homme, il continue de travailler et de publier sur Lovecraft, Lovecraft’s Library (1980; rev. ed. Hippocampus Press, 2002), An Index to the Selected Letters of H. P. Lovecraft (1980; rev. 1991), Selected Papers on Lovecraft (1989), and An Index to the Fiction and Poetry of H. P. Lovecraft (1992). Il édite également les mémoires de Sonia Davis The Private Life of H. P. Lovecraft (1985) et Collected Poems (1988) de Donald Wandrei, contemporain et ami de Lovecraft. Le temps avançant, sa connaissance de l’auteur devint très approfondie et assez complète. Ses recherches constantes l’amenèrent à exhumer des lettres ainsi que des textes manuscrits originaux, permettant de rééditer dans leurs justes formes certains des plus grands récits de Lovecraft, passablement déformés dans les mains d’Arkham House. Son travail de recension méticuleux et précis de tout ce qui touche au Maitre de Providence l’incita naturellement à s’intéresser aux autres auteurs de fictions, contemporains ou influenceurs, gravitant autour de Lovecraft, complétant ainsi son panorama littéraire de fictions fantastiques. En 1993 il se lance dans la rédaction de ce qui allait devenir LA biographie de référence d’un auteur désormais célèbre grâce en grande partie à son travail : Je Suis Providence. En 2010, Hippocampus Press publie une version intégrale et mise à jour de la biographie, suite aux découvertes réalisées entre temps. Il aura fallu plusieurs années pour que ce livre arrive en France grâce à l’impulsion de passionnés et un crowfunding. Je vous renvoie à l’article d’Actu SF sur la genèse de ce livre monumental dans tous les sens du terme. Bien qu’on voit à quel point ce livre n’est pas un livre comme les autres, pourquoi est-il à ce point un must pour tous les fans de Lovecraft ?
Du Gentleman Colonial au Cosmicisme.
Pour comprendre l’oeuvre d’un auteur, je pense qu’il faut en saisir sa pensée, sa vision philosophique. Nous sommes le produit de notre éducation et de notre époque. Lovecraft n’échappe pas à la règle bien qu’il le réfuta pendant très longtemps et se voulait un gentleman du XVIIIe siècle. Il n’hésitait pas d’ailleurs à signer Grandpa nombreuses de ses lettres, signifiant ainsi qu’il se sentait vieux avant l’heure. Pour autant qu’est-ce qui a pu le conduire à tant de décalage et souhaiter être né deux siècles plus tôt et comment a-t-il pu finir par développer un schéma de pensée conduisant à son cosmicisme ?
« le passé est réel — il est tout ce qui existe ». Pour Lovecraft, le futur est une inconnue tant il est imprévisible ; inversement, le présent n’est que le résultat inévitable de tous les événements passés, que nous en soyons conscients ou non.
S. T. Joshi
Le début du livre s’attarde à nous expliquer les racines de Lovecraft, que ce soit tout d’abord sa terre natale, le Rhode Island, aussi bien que sa généalogie. Passé ce préambule qui a finalement fini par me happer, notament pour sa dimension historique sur les origines de l’état d’implantation de l’écrivain, on entre dans le vif du sujet avec une description de son environnement familial. Issu de l’aristocratie de Providence, il se retrouve très vite orphelin de père dans des circonstances dramatique et c’est son grand père maternel, Whipple Phillips, qui va se charger de son éducation. Cette figure paternelle de substitution, qui ne manque pas de ressource financière étant un homme d’affaire audacieux, ouvrira la perception et développera la curiosité du jeune Howard notamment grâce à une bibliothèque fournie située dans les soupentes du grenier et n’hésitera pas à passer tous les caprices de son petit-fils lorsque ce dernier voudra obtenir certains accessoires pour ses études. D’un un autre côté c’est dans ce terreau familial aristocratique, que les germes du racisme de Lovecraft vont naitre. Élevé dans l’aryanisme, qui n’était pas encore la théorie que les nazis en feront, Lovecraft, comme beaucoup de ses contemporains, pense à tort que la race indo européenne est une race culturellement supérieur, et je simplifie beaucoup.
Vers six ou sept ans, j’étais un païen fervent, tellement intoxiqué par les beautés de la Grèce que j’en vins à croire à moitié aux anciens dieux et aux esprits de la nature. J’ai véritablement édifié des autels à Pan, Apollon et Athéna, et j’ai guetté au crépuscule, dans les bois et dans les champs, les dryades et les satyres. Un automne, je crus fermement avoir aperçu des créatures sylvestres en train de danser sous des chênes ; une sorte « d’expérience religieuse »aussi vraie à sa manière que les extases subjectives des chrétiens. Lorsqu’un chrétien me dit qu’il a « ressenti » en lui la réalité de son Jésus ou de son Jéhovah, je peux lui répondre que j’ai « vu » Pan aux pieds fourchus et les soeurs des Phaëtuses d’Hespérie.
H. P. Lovecraft
Car le petit Lovecraft, bien qu’il vive reclus, n’allant pas à l’école, est une personne vive d’esprit. À deux ans, il récite déjà de la poésie. Grandissant, il se passionne tout d’abord pour l’antiquité. Ses lectures des philosophes grecs et romains l’inspirent et il commence à rédiger des poèmes. Puis vers ses huit ans, il découvre les sciences. Sa soif de connaissance inextinguible sur ce nouveau sujet d’étude et de passion le pousse à réclamer un nécessaire de chimie pour des expériences et un téléscope pour regarder les étoiles. Ahh, les étoiles. Tout petit déjà, il est attiré par l’immensité du ciel. Un amour qui ne se démentira jamais. Il commence à rédiger très tôt des journaux amateurs qu’il distribue au sein de sa famille et de leurs amis sur ses découvertes scientifiques, il propose des almanachs précis sur les mouvements stellaires. Un peu en marge, celui qu’on regarde avec distance depuis le bord du champ alors qu’il a l’œil à son téléscope, est couvé par sa famille. Malheureusement, la fortune familiale s’effondre et sa mère et ses tantes se voient contraintes de déménager. L’heure d’essayer d’aller à l’école à sonner, et Lovecraft envisage une carrière d’astronome. Malheureusement, il est un élève moyen en mathématiques.
Adieu carrière scientifique, d’ailleurs il ne sent pas la santé de continuer à aller à l’université. Pour autant il n’est plus le reclus qu’il a été. Il s’est fait des amis. Ils ont des jeux, ils créent une association de détective tant il se passionne pour les aventures de Sherlock Holmes. Car il lit beaucoup. De tout, y compris du pulp magazine, littérature populaire bien souvent sans envergure. Alors qu’il traverse une période dépressive dûe à son incapacité à réaliser son rêve et son échec scolaire, il écrit dans le courrier des lecteurs de certains pulps et à force de critiques, parfois acerbes voire comiques notamment sur l’astrologie, il va nouer des contacts qui vont lui permettre de se lancer dans le journalisme amateur. C’est ce tremplin qui permettra à Lovecraft d’envisager l’écriture comme remède à ses névroses. Je condense et schématise volontairement car le but de cette revue n’est pas de vous raconter en détail le livre, mais de vous montrer à quel point le texte est riche, détaillé, précis et documenté.
Facette méconnue de Lovecraft, il possède un humour décapant, la preuve avec cette réponse faite à un astrologue dénommé Hartmann, ici déformé en Francisco artmano dans un courrier des lecteurs :
«Le transit croisé de Jupiter et d’Uranus au-dessus du soleil et de la lune alternativement radiaux le 9 mars 2448 prouve sans ambiguïté que le monarque américain sera renversé cette année-là lors d’un soulèvement populaire emmené par le général José Francisco Artmano et qu’une nouvelle république sera fondée, la capitale étant ramenée de Mexico à Washington. Plus terrible encore, le trigone collusif quaternaire de Mars, Mercure, Vulcain et Saturne, dans la 13e maison du Cancer le 26 février 4954, sert de signe avant-coureur immanquable pour nous montrer le jour horrible où notre Terre périra infailliblement par suite de l’explosion subite et inattendue des gaz volcaniques qu’elle renferme.»
« […] le calcul du transit à rebours alterné excentrique de la future projection de la comète de Delavan autour du carré quartile progressé de l’inclinaison prolongée de l’orbite rétrograde de Saturne éclaircit la situation confuse en l’espace d’un instant, élucide le problème d’une manière aussi simple qu’évidente et rend à l’homme l’espoir sans lequel le cœur se briserait. » Bref, la comète de Delavan heurtera la Terre 56 ans avant l’explosion de notre planète et emportera tous les habitants du globe sur sa queue pour les emmener vivre « à jamais […] dans la paix et l’abondance » sur Vénus. Voilà le genre humain sauvé ! Tout le monde, cependant, n’en sortira pas indemne :
Je m’aperçois à mon grand regret que des fragments de l’explosion de la Terre en 4954 frapperont la planète Vénus où ils créeront d’énormes dégâts et causeront de graves blessures au señor Nostradamo Artmano, le descendant en droite ligne de notre talentueux professeur Hartmann. Le señor Artmano, sage astrologue, sera touché au crâne par un gros volume d’astronomie soufflé depuis la Bibliothèque publique de Providence, et son esprit se ressentira tellement de sa commotion cérébrale qu’il ne sera plus en mesure d’apprécier les préceptes divins de l’astrologie
H. P. Lovecraft, complété et cité par S. T. Joshi.
Pour autant ces éléments nous montrent deux choses et répondent à nos questions. Lovecraft était issu d’un milieu bourgeois qui véhiculait encore les valeurs coloniales du XVIIIe siècle, avec notamment tous les travers que l’on accorde à l’auteur comme son antisémitisme, son racisme notoire, et son caractère hautain. Néanmoins, Joshi, par sa présentation et sa prise de position affirmée et subjective, nuance ce tableau par une description précise des mœurs de l’époque, un travail de recherche documenté avec preuves à l’appui. Il analyse de manière perspicace le terreau familial de Lovecraft, nous livrant ainsi une compréhension nouvelle de sa personne, avec citations à l’appui et extraits de lettres. Pour autant, il ne l’excuse pas. Loin de là. Comme il le souligne dans la préface, son travail n’est pas fait pour glorifier l’homme mais bien pour restituer la vision de l’écrivain au travers du prisme de son époque avec tout l’arrière-plan politique, économique, intellectuel, social et culturel nécessaire. Son travail de biographe, aussi minutieux que celui d’un historien, le pousse obligatoirement à prendre parti, permettant ainsi au lecteur de pouvoir se forger sa propre opinion par accord ou désaccord avec l’une ou l’autre des positions. L’étude de sa pensée philosophique que l’auteur considère, » non seulement comme intéressante en elle-même, mais aussi comme formant la base d’une grande partie de son œuvre ainsi que de son comportement personnel » nous permet de voir avec justesse l’homme qui se cache derrière les mots, et ses textes prennent un sens nouveau. Il veut permettre à Lovecraft de pouvoir nous transmettre sa vision avec justesse, puisqu’il ne peut plus le faire lui-même.
Ce à quoi je fais allusion ici, c’est la cristallisation esthétique de ce sentiment brûlant & inextinguible où l’émerveillement se mêle à l’oppression, où l’imagination sensible ressent lorsqu’elle se confronte, avec ses limitations, à l’abîme vaste & provocateur de l’inconnu. Voilà qui a toujours été l’émotion majeure de ma psychologie, & bien qu’elle soit moins répandue chez la majorité de nos concitoyens, il s’agit néanmoins d’un facteur permanent & clairement défini dont peu de personnes sensibles sont entièrement dépourvues.
H. P. Lovecraft
Alors comment Lovecraft finit-il par tendre vers le cosmcisme, ce mouvement de pensée qui postule qu’il n’y a pas de présence divine connaissable dans l’univers et que les humains sont particulièrement insignifiants dans l’infini intergalactique ? À la lueur des éléments présentés, on déduit aisément les causes et les raisons qui conduisirent le maître de Providence à adhérer à cette philosophie. À mon sens, Lovecraft avait une hyper sensibilité aux choses qui l’entouraient, il était doté d’une très grande conscience de lui-même ainsi que de l’univers et de son immensité. Au fur et à mesure que sa connaissance scientifique croissait, un sentiment d’insignifiance, renforcé par sa propre expérience de vie, s’installa en lui. Fasciné par les vastes espaces interstellaires, et consterné par les plates préoccupations humaines, au sein d’une époque dans laquelle il se sentait en décalage, il bâtit cette doctrine qu’il entreprit de verbaliser dans ses écrits. Mais plutôt que de désespérer, au contraire, il essaya de profiter un maximum de son temps pour continuer à apprendre, s’émerveiller.
Tout finit à Providence.
Sa nature tripartite : l’amour de l’étrange et du fantastique, l’amour de l’ancien et du permanent, l’amour des vérités abstraites et de la logique scientifique.
S. T. Joshi
La vie de Lovecraft se déroule sous nos yeux. Parfois détestable, parfois poignant, souvent drôle et pertinent, l’homme ne laisse pas insensible que ce soit par ses prises de positions assez extrêmes, propre à la jeunesse par méconnaissance du monde, ou par son incacapcité chronique à rentrer dans le moule d’une société qui aime formater les gens afin que chacun y joue son rôle. Il existe cependant un point de bascule assez frappant dans sa vie, un moment charnière qui transformera l’homme : son passage à New York. Il y passera deux ans suite à son mariage avec Sonia Davis, un échec retentissant pour celui qui est assexué et ne vis que pour la transcendance intellectuelle. Son racisme et son antisémitisme atteignent des hauteurs répugnantes qui se manifestent notamment dans un texte écrit à cette période alors que sa production littéraire au sein de la mégalopole est assez maigre, Horreur à Red Hook. La ville cosmopolite l’étouffe, seuls ses amis, intellectuels comme lui, lui permettent de tenir le coup. Pourtant, à bout nerveusement, et appauvri au delà de l’inimaginable, nous le plaignons. Comment peut-on vivre avec seulement 2 dollars pour se nourrrir par semaine ? Comment supporter de le voir se faire voler ses costumes alors qu’il n’a déjà pas d’argent et que son apparence et inestimable pour lui ?
En fait, il y a peu de personnes inutiles & ratées qui me découragent et m’exaspèrent plus que ce vénérable Ach’Pé-El. Je connais peu de personnes dont les accomplissements sont si éloignés de leurs aspirations ou qui, en général, ont encore moins de raisons de vivre. Il me manque toutes les aptitudes que je souhaiterais avoir. J’ai perdu, ou vais probablement perdre, tout ce que je chéris. D’ici une décennie, à moins que je ne puisse trouver un travail qui me rapporterait au moins dix dollars par semaine, je devrai choisir le chemin du cyanure, puisque je ne pourrai plus garder les livres, les tableaux, les meubles et autres objets familiers qui sont ma seule raison de rester en vie […]
H. P. Lovecraft
Il faut parfois pourtant traverser les flammes de l’enfer, pour renaitre : lui a été forgé dans les braises de New York. Son retour à Providence, avec tout ce qu’il affectionne, ses batisses coloniales, ses jardins apaisants, ses sept collines qui dessinent leurs profils dans l’encadrement de sa fenêtre, sera l’eau qui refroidit le fer chauffé à blanc. Un nouveau Lovecraft apparait, et ses textes ne seront plus jamais les mêmes. C’est là, dans les mois et années qui suivent le retour, qu’il va écrire deux de mes textes préférés : L’affaire Charles Dexter Ward et Les Montagnes Hallucinées. Le premier n’est ni plus ni moins qu’autobiographique en un sens tant les références à lui-même sont nombreuses, et bien que Joshi nous présente pour chaque période une étude minutieuse et détaillée de chaque texte dans leur contexte, apportant des éléments que seules les sources personnelles de Lovecraft, telles des lettres, des carnets, des notes griffonnées nerveusement peuvent étayer, il n’est nul besoin de cette analyse pour comprendre, après ce que nous venons de lire, en quoi ce texte est très personnel, tel une thérapie. Lovecraft évolue. Ses nombreuses relations épistolaires, car il ne refuse jamais de répondre à quelqu’un qui le contacte, cumulant jusqu’à presque 97 entrées de correspondances en cours à la fin de sa vie, lui permettent de revoir sa pensée philosophique, d’affiner sa compréhension du monde, à tel point que le Républicain aryaniste conservateur convaincu du début du XXe siècle va se transformer en socialiste, votant même pour Roosevelt avec son New Deal à l’orée de sa dernière décennie. Il révise sa position sur les gens de couleurs et devient plus tolérant au fur et à mesure qu’il s’ouvre et voyage, au point qu’il souhaite lui-même que certains écrits de jeunesse dans son journal amateur, The Conservative, puissent disparaitre. Joshi nous décrit dans le détails ses excursions et voyages à partir de carnets dédiés écrits de la main même de HPL, dont le plus célèbre qui fut édité rapporte un voyage au Québec qui changera drastiquement son jugement sur les non anglo-saxons qu’il détestait tant auparavant.
L’homme grandit. Le carcan étouffant de son éducation et du terreau de sa jeunesse se fissure mais trop tardivement : il a gâché son temps il le sait. La pauvreté s’insinue de plus en plus, au fur et à mesure que les années passent, et ce qui pourrait lui permettre de subvenir à ses besoins, à savoir son talent et sa culture littéraire, il refuse de les brader. Il n’a même pas soumis L’affaire Charles Dexter Ward aux maisons d’éditions alors que certaines s’intéressent, sans qu’aucun projets n’aboutissent, à ses écrits et réclament un roman. Il a réussit à comprendre qu’au travers du fantastique, de la SF ou de l’horreur, les genres littéraires qui l’attirent, il pouvait faire une critique sociale, et présenter sa vision de la position de l’homme dans l’ordre des choses, notamment à partir de ses lectures scientifiques qui à l’époque exploraient beaucoup de directions différentes (certaines sont d’ailleurs aujourd’hui démenties, notamment par Einstein). Son érudition scientifique qui transparait dans ses textes n’est pas feinte et trouve sa source dans ses passions de jeunesses et des rêves irréalisés. Sa vision artistique ne se marchande pas sur l’autel du mercantilisme et du capitalisme qui selon lui salit tout. Il est un esthète et en tant que tel préfère mourir avec ses idées plutôt que de se vendre. Il s’abreuve de la substantifique moëlle de chaque livre, chaque échange, chaque voyage, quitte à sacrifier son alimentation. La connaissance comme sustentation. Malheureusement, et j’aimerais pourtant que ce soit vrai, la connaissance ne permet pas au corps de survivre, et sans corps, pas d’esprit. Lovecraft, qui a finit par réussir à trouver des motifs de satisfaction et de plaisir dans la vie développe un cancer de l’intestin grêle diagnostiqué beaucoup trop tard et meurt, stoïque et silencieux tel un gentleman, le 15 mars 1937. Il est incroyable de constater qu’il a tenu jusqu’à bout à son statut d’intellectuel, au point de tenir un journal de son hospitalisation jusqu’à ce qu’il ne puisse plus écrire, déchiré par la douleur. C’est lorsque le New York Times publie son carnet de malade quelques jours plus tard, que ses amis New Yorkais apprennent la triste nouvelle.
Sa première publication posthume, mais certainement pas la dernière, nous en sommes témoins. Howard Phillips Lovecraft est enterré au cimetière de Providence – Rhode Island, en petit comité avec son unique tante restante, sa mère étant morte de folie en 1921. Il avait 47 ans.
La résonnance.
Alors que nous approchons de la fin de cettre revue, qui est allée bien au-delà de ce que j’aurais imaginé, j’aimerais répondre à cette question posée en début d’article : pourquoi ce livre de près de 1800 pages, si j’additionne le total des deux volumes, m’a-t-il autant marqué ? En quoi l’histoire d’un auteur méconnu de son vivant, raciste, mysogine par endroit, mais aussi sensible, intellectuel, intelligent, cultivé, et curieux a-t-elle pu me fasciné ?
Tout d’abord que les choses soient bien claires : je ne cultive aucune forme de racisme ou de mysoginie quelconque, mais ça je pense sans doute que ça transparait dans ce blog. L’oeuvre d’HPL, m’avait frappé bien avant que je me confronte à l’homme. Son cosmicisme résonnait en moi de manière particulière, car très tôt j’ai développé de mon côté semblabe philospophie alors même que je ne l’avais pas lu, ni été influencé. Et c’est là une des pierres angulaires de mon expérience de lecture : la résonnance de la perception du monde. De bien des manières ce livre m’a permis de comprendre comment son expérience de vie à pu lui permette de produire une oeuvre unique, d’une qualité rare. Comment sa sensibilité, son raffinement ont été une malédiction et une bénédiction. J’y ai vu bien des choses. Je me suis senti beaucoup moins seul d’un seul coup. Ce que certains appelle pessimisme, moi je l’appelle réalisme. Grâce au travail sensationnel de S. T. Joshi, tellement bien agencé et fluide dans sa narration, j’ai pu pendant un mois partager le quotidien de quelqu’un qui hormis des travers détestables propres à son époque, était d’une rare intelligence, d’une profonde sensibilité, dans une grande détresse parfois, mais qui plaçait l’intellectuel au dessus de tout. Il a toujours su garder son flegme tout britannique, lui qui prêtait allégeance à la couronne d’Angleterre. Cette personnalité m’a vraiment interpellé, résonnant profondément quant à ma philosophie, et ma vision du monde.
Pour encore plus mettre en balance ce que je viens de dire, ma relectrice N°1 me fait remarquer que je devrais peut-être, au vu du pavé qui s’annonce à lire pour vous, découper ma revue et la publier en deux parties, en faire un autre article pour plus tard. Non, je ne le veux pas. Ceci est ma trace, ma petit oeuvre à moi, modeste, dans l’infini de textes qui peuplent notre monde, et s’il il est trop long pour vous, trop indigeste, tant pis. Tout comme Lovecraft, le seul lecteur que j’ai en tête lorsque j’écris, c’est moi. Et pour ça je ne transigerai pas avec ma prose.
Pour clore cet article, je dois vous confier que suite à cette lecture beaucoup de chose me sont passé par la tête. Comme je l’ai dit en ouverture, ce soir là lorsque j’ai terminé cette biographie, je ne pouvais le quitter, et mon esprit vagabonda un moment avant de prendre mon livre et de lire La Cité Sans Nom. Tout en lisant me vint une idée, une vision. Tout d’abord je repensai à cet expérience de journalisme amateur. Et si mon blog était mon journal amateur ? Et si cet espace que j’ai depuis bientôt 5 ans était cet endroit où je pouvais y transmettre ma vision du monde ? Ainsi renaisse les phénix. Puis dans la continuité un autre élément me percuta. Adolescent je rêvais de vivre aux USA, ou du moins de les visiter. À 45 ans je n’ai toujours pas concrétiser ce rêve. Faute d’opportunités, de moyens. Et si ? Et si ce premier voyage là-bas, avant de me conduire dans le Maine, que j’ai beaucoup parcouru en livre à cause d’un autre auteur, passait, pour sa première étape, par Providence, avant de remonter au travers de la Nouvelle Angleterre, via Kingsport, Dunwich, Arkham puis vers Bangor. Bien sûr, si j’arrive jusque là…
Conclusion
Pourquoi cela est-il magique ? Exploitée minutieusement, cette correspondance monumentale permet de retracer le fil quasi quotidien de la vie de Lovecraft tant elle fourmille de détails, de sa liste de course New Yorkaise avec les prix correspondants aux horaires des changements de car lors de longues excursions.
Joshi nous expose son quotidien et le met en parallèle avec son oeuvre. Tel le cycle de la vie, dont il estimait n’être qu’un des multiples grains insignifiant de passage, il a été inspiré par d’autres comme Chambers, Bierce, Dunsany, Poe, puis dans une perpétuation, offrit ses idées, son oeuvre à l’imitation, partageant son univers avec Robert E Howard, Clark Ashton Smith, Robert Bloch, August Derleth – que je ne porte pas particulièrement dans mon coeur, même avant la lecture de ce livre – chacun rajoutant sa personnalité et sa sensibilité par dessus, et il nous invite, nous, maintenant, à perpétuer la fiction d’horreur fantastique, à reprendre le flambeau et à faire nôtre ses yog sotthtories, comme il les appelait.
Je suis Providence est une biographie colossale sur un auteur devenu incontournable et qui je l’espère à présent est immortel, à la manière d’un shakespeare ou un Hugo. S. T. Joshi nous restitue sa vie et sa philosophie, tant dans leurs aspects négatifs que dans la manière dont il a transformé la littérature. Le Maître de Providence s’avère être un commentateur avisé et piquant des événements de ce début de XXe siècle. Sous la plume du biographe, le quotidien s’écrit, l’auteur fantastique devient humain avec tout ce que cela implique. Nous sortons de cette expérience avec de nouvelles clés de lecture quant à son oeuvre. Les mythes mensongers nés à la fin des années 50, malheureusement véhiculés en grande partie par celui qui permit que son oeuvre fut publiée, sont battus en brèche, pulvérisés. Le reclus de Providence, n’était finalement pas si reclus que ça. Mais pour le découvrir, il vous faudra faire comme moi, et prendre le car. Il parait que le chauffeur vient d’Innsmouth. Vous verrez, il est sympa. Alors qu’attendez-vous ? Montez. Regardez, il n’y a pas de lune ce soir, on voit très bien les étoiles. D’ailleurs, là-bas dans le champs, un homme nous fait au revoir, debout près de son téléscope.
Note : 11/10
Bonsai!
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Aujourd’hui je ne vais pas vraiment vous parler de Lovecraft qui, comme vous le savez peut-être, est un des mes auteurs préférés, mais plutôt de celui qui a su donner vie à cet univers cosmique incroyable, François Baranger. Artiste né en 1970, aux multiples talents, romancier, illustrateur et concept designer pour le cinéma (Harry Potter, Le Choc des Titans) ainsi que pour des jeux video, il nous dit avoir découvert Lovecraft adolescent et très vite avoir eu envie d’illustrer les textes, notamment son préféré : Les Montagnes Hallucinées. Il se trouve que c’est le mien également, alors comment dire que lorsque ces magnifiques livres sont sortis, je n’ai pas caché mon envie de les avoir, ce qui conduisit une de mes filles, de 12 ans à ce moment là, à prendre sur son argent de poche pour me l’offrir à Noël. Probablement que cette couverture incroyable a stimulé son imagination, a éveillé quelque chose en elle au point de vouloir me l’offrir, et qu’elle me rejoindra un jour par delà ces montagnes plus hautes que l’Everest, où la folie guette. En attendant je la remercie tendrement et lui dédicace cette revue. Bisous, et encore merci ma puce.
Quatrième de couverture :
« Corona Mundi… Toit du Monde… »
Toutes sortes de formules fantastiques nous vinrent aux lèvres tandis que nous contemplions, depuis notre point d’observation vertigineux, l’incroyable spectacle.
Arkham, 1933. Le professeur Dyer, éminent géologue, apprend qu’une expédition scientifique partira bientôt pour l’Antarctique avec pour ambition de suivre les traces de celle qu’il avait lui-même dirigée en 1931. Dans l’espoir de dissuader cette tentative, Dyer décide de faire un récit complet des tragiques événements auxquels il survécut, cette fois sans omettre les passages qu’il avait écartés à son retour, de peur d’être pris pour un fou. Deux ans plus tôt, les navires affrétés par l’université Miskatonic avaient accosté le continent glacé au début de l’été austral, et le contingent de quatre professeurs et seize étudiants s’était mis aussitôt au travail. Les premiers résultats ne s’étaient pas fait attendre et le biologiste de l’expédition, le professeur Lake, était parti de son côté avec plusieurs membres de l’équipe afin de suivre une piste fossilifère prometteuse. Au bout de quelques jours à peine, il avait annoncé par radio avoir découvert de stupéfiants spécimens d’une espèce inconnue, extraordinairement ancienne, avant de cesser toute communication après une terrible tempête. Pressentant le pire, Dyer s’était porté à leur secours le jour suivant. Ce qu’il avait découvert sur place dépassait ses craintes les plus folles…
Paysages déserts glacés, créatures innommables vieilles de plusieurs millions d’années découvertes dans un état de conservation anormal, étranges structures géométriques au sommet de montagnes noires, plus hautes que l’Everest… Cette nouvelle de Lovecraft a inspiré des générations d’auteurs et de réalisateurs, de John Carpenter, lorsqu’il réalise The Thing, à Guillermo del Toro qui rêve de la porter à l’écran.
Fasciné depuis toujours par l’univers de H.P. Lovecraft, François Baranger, illustrateur reconnu dans le monde pour ses talents de concept artist pour le cinéma et le jeu vidéo, s’est attelé à la tâche « cyclopéenne » de mettre en images ses principaux récits.
Mon avis :
Pièces maîtresses parmi ma collection, ces deux tomes, parus à un an d’intervalle, sont d’une qualité rare. Une préface de Maxime Chattam, auteur à succès de thrillers mais que je connais plus pour sa casquette de rôliste, ouvre le tome et comment ne pas être d’accord avec lui lorsqu’il parle du travail de François Baranger. L’essence même de l’histoire semble avoir été cristallisée dans de somptueuses photographies alors que nous avons affaire à des illustrations. Il a su donner vie de la plus belle des manières à un récit des plus fantastiques. Dans une interview récente au podcast C’est plus que de la SF (lecteur en bas de l’article), François Baranger expliquait que ce qui le fascinait dans les textes lovecraftiens, ce n’était pas l’horreur, mais le mystère. Avec un don remarquable pour les jeux de lumière, camouflant certaines zones ou en mettant d’autres en avant, par teintes ou par détails météorologiques, il instaure une ambiance, qui petit à petit s’empare de nous, comme la folie se saisit des protagonistes. Les ombres, le choix de l’angle de vision, contribuent à susciter l’angoisse chez le lecteur, encore plus particulièrement dans le tome 2 je trouve, où les souterrains et galeries très loin de la lumière du jour permettent à l’imagination de s’enflammer.
Mais c’est peut-être encore dans ce qu’il y avait de plus compliqué à montrer en pleine lumière qu’il excelle. François Baranger a su donner vie à une cité dont les descriptions de Lovecraft rendaient difficile la perception. Avec ses angles et ses formes géométriques atypiques, le défi était de taille. Grâce à lui, nous pouvons voir, sous nos yeux ébahis, la cité des Anciens prise dans les glaces éternelles de l’Antarctique, dérouler ses paysages sur des kilomètres ! Les détails sont d’une minutie incroyable, et comme les héros du texte nous avons le souffle coupé, les nappes de nuages contribuant toujours à nous laisser baigner dans un mystère angoissant.
Ce travail, fait par numérique pour des raisons évidentes de gain de temps et de praticité, permettant de tester plusieurs couleurs et trames, magnifie le texte de Lovecraft. Les tons bleutés et gris rendent le froid omniprésent et j’ai dû plus d’une fois aller chercher un plaid lors de mes lectures tardives au cœur de la nuit. La grande taille des albums (27 x 35,7 cm) est parfaitement adapté à ce style de livre visuel, et Baranger indique qu’il voulait ce format, il avait une idée très précise depuis longtemps de ce qu’il voulait faire. Un projet mûri sur plusieurs années et concrétisé une première fois avec L’Appel de Cthulhu, première album illustré de la série, ce qui était un choix logique au vu de la popularité du titre et lui permettait de vérifier la viabilité commerciale du projet afin de réaliser son véritable rêve de gosse : donner vie à son texte favori dont les images le hantaient depuis sa première lecture.
Chaque tome possède 64 pages. Les illustrations sont en double page et le texte en surimpression. Il est parfois dur à déchiffrer, mais je dis ça vraiment pour pinailler. Certaines phrases sont mises en exergue par une police plus grosse de manière à faire ressortir l’élément phare qui a inspiré à l’artiste son choix d’illustration. Pour autant, je ne m’attarderai pas sur le texte, j’ai déjà donné mon ressenti sur ce roman de Lovecraft que l’on retrouve dans le tome 2 du mythe édité chez Bragelonne, et dont il s’agit ici exactement de la même traduction. C’est peut-être là, où le bat blesse. Depuis que j’ai lu la nouvelle édition intégrale traduite par David Camus chez Ménmos, que j’ai lu et écouté chez Audible la version anglaise, je suis profondément attristé de me dire que sur ces magnifiques illustrations ne se trouve pas surimprimée la meilleure des traductions réalisées. Heureusement pour les puristes, il existe aussi un version anglaise.
Conclusion
François Baranger nous offre une oeuvre titanesque, cyclopénne, qui je n’en doute pas, avec le temps et la rareté, deviendra collector. Après L’Appel de Cthulhu et Les Montagnes Hallucinées en deux tomes, il ne compte pas s’arrêter là, ce qui prouve que le succès est au rendez-vous aussi bien en France qu’à l’international. L’Abomination de Dunwitch est sorti fin 2022 et il travaille déjà sur Le Cauchemar d’Insmouth. Pour ma part, même si je pense rêver debout et que j’ai peu de chance que l’auteur puisse lire ces lignes, je rêverais de voir L’affaire Charles Dexter Ward, en double album également. C’est mon second texte préféré du Maitre de Providence, et je serais prêt à donner mon âme à Yog Sothoth pour ça. Bon peut-être pas… mais en tout cas mes euros à François Baranger. Allez, réjouissons-nous d’avoir un artiste d’un tel talent en France et souhaitons lui un vif succès afin d’avoir le plus de ces albums illustrés. Bravo l’artiste.
Note : 10/10
Bonsai!
Voici l’interview réaliser par le podcast C’est plus que de la SF :
Editeur : Bragelonne – Traduction : Arnaud Demaegd – Date de parution : 16/10/2019 et 21/10/2020 – 64 pages
Toutes les images présentées dans cet article sont la propriété exclusive de leur auteuret ont été proposé gratuitement par François baranger sur ses réseaux sociaux. La photo Entête d’article est la propriété de la Taverne et ne saurais être utilisé sous peine de Shoggoth au fond du lit.
Aujourd’hui nous allons parler des Archives de Roshar et de son premier tome, La voie des Rois, découpé en deux parties pour l’édition française. Ce cycle se composera de 10 tomes au total (20 livres au mieux si on découpe à chaque fois en deux, ce qui est le cas pour tous les tomes publiés jusqu’à présent). À ce jour, 4 tomes sont parus (soit 8 livres si vous avez bien suivi) et la traduction est assurée de formidable manière par une personne que j’aime beaucoup et qui co-anime le podcast procrastination : Mélanie Fazi. Comme elle l’explique elle-même dans ce podcast, l’avantage de traduire exclusivement Sanderson, permet une certaine cohérence en français, car en effet tous les romans de l’auteur se déroule dans le même univers : Le Cosmere. Je n’ai pas lu d’autres romans de sa plume, je ne puis donc vous renseigner plus que ça sur sa cosmogonie, mais il sera intéressant dans de futures lectures d’en découvrir un peu plus en lisant d’autres histoires se déroulant dans le même univers et de voir les fils qui relient chacun des livres.
La 1e partie du volume 1 – La voie des Rois
Quatrième de couverture :
Roshar, monde de pierres et de tempêtes. Des siècles ont passé depuis la chute des Chevaliers Radieux, mais leurs avatars, des épées et des armures mystiques qui transforment des hommes ordinaires en guerriers invincibles, sont toujours là. Pour elles, les hommes s’entre-déchirent. Dans le paysage dévasté des Plaines Brisées, Kaladin, enrôlé de force, lutte dans une guerre insensée qui dure depuis dix ans, où plusieurs armées combattent séparément un unique ennemi. Dalinar Kholin, chef de l’une de ces armées, est fasciné par un texte ancien appelé La Voie des Rois. Hanté par des visions des temps anciens, il commence à douter de sa santé mentale. De l’autre côté de l’océan, la jeune et ambivalente Shallan apprend la magie, et découvre certains secrets des Chevaliers Radieux… Avec des romans traduits dans 25 pays, vendus à plus de 5 millions d’exemplaires dans le monde, récompensés par de nombreux prix, bientôt adaptés sur écran et comparés à ceux de G.R.R. Martin (Le Trône de fer) et de R. Jordan (La Roue du temps), Brandon Sanderson est un des maîtres incontestés de sa génération. La Voie des Rois, inédit en France et richement illustré, ouvre avec brio sa nouvelle saga-événement.
Mon avis :
Brandon Sanderson est aujourd’hui un des auteurs les plus lus au monde. Bien que je le connaisse de nom depuis quelques années, je ne m’étais pas encore penché sur ses romans. Comme souvent, j’ai acheté mon premier livre plus par attirance pour la couverture et le titre que les retours lus ici et là. Il s’agissait de La Voie des Rois, et tout cela me semblait prometteur, car comme vous le savez maintenant, j’aime les gros livres qui se fondent dans des cycles à rallonge et les univers qui se mettent en place lentement. Mais il m’a fallu plus d’un an avant de l’ouvrir (la fameuse malédiction de la PAL, bien connue de certains lecteurs) et encore une autre année avant d’en faire la revue ici. L’avantage, c’est que j’ai avancé dans le cycle – j’en suis à Justicière. J’aime rédiger certaines de mes revues à froid, ça me permet d’explorer les sentiments qui me restent, mes sensations, mes souvenirs, et pour le coup, ceux-ci sont très bons. Comme d’habitude pas de spoil, je n’aime pas qu’on me le fasse, mais on va parler des thèmes, du style, (même s’il s’agit d’une traduction), de la structure narrative, et des promesses posées.
Tout d’abord Sanderson est un créateur méticuleux, au delà des interviews qu’il a pu faire et qui nous révèlent sa méthode de travail, l’homme n’hésite pas à communiquer énormément (voire trop ?) sur les mécanismes de la littérature et comment il les met en place pour produire son récit. C’est un créateur de monde mais avec un sens très scientifique et chirurgical de la création, et il faut reconnaitre que c’est réussi : univers atypique balayé par des tempêtes récurrentes obligeant les populations à adapter leur mode de vie et leur architecture, une faune et une flore originales avec des noms et des particularités pour chacune, ou encore la création des sprènes, sortes de manifestations élémentaires des différentes notions morales ou de sentiments voire même d’éléments naturels, comme les sprènes de colère, ou encore du vent, sa créativité est sans limite et ordonnée. Les sprènes sont semblables à des filaments translucides et intangibles et posent pas mal de question au début pour le lecteur qui finit par s’habituer à cet élément de l’univers.
L’auteur aime les systèmes de magie cohérents détaillés et compréhensibles, à la limite de la science. Pour cela, chaque moment d’émanation magique est décrit consciencieusement afin que le lecteur comprenne comment cela fonctionne. Et là encore c’est réussi. Les éléments géographiques, scientifiques, ethniques, politiques, se posent sur le fond de la toile d’ensemble avec aisance au fur à mesure que nous avançons dans notre lecture et qu’ils nous sont présentés et cela nous immerge profondément dans cet univers. Vous l’avez compris nous avons ici un auteur architecte.
Il s’agit d’un roman choral où nous suivons principalement trois points de vue. Tout d’abord celui de Dalinar Kholin, oncle du roi d’Alethkar, en proie à des visions de temps anciens révolus, mais laissant présager un avenir incertain. Son frère et lui ont unifié le Royaume d’Alethkar et il est connu dans tout le royaume comme un combattant sans égal. Ensuite vient Kaladin, un soldat, qui se retrouve dans une triste situation alors qu’on a abusé de ses idéaux et de son propre tempérament. Il va devenir un homme de pont, une piétaille sacrifiable chargé de porter à la main des ponts immenses dans la grande guerre des Plaines Brisées entre Alethis et Parshes. Et enfin Shallan, fille de petite noblesse qui essaye de sauver sa famille et qui pour cela aspire à étudier auprès d’une grande érudite, Jasnah Kohlin, la sœur même du roi d’Alethkar. Manquant cruellement de confiance en elle, elle devra réaliser que la vie n’est pas faite de blanc ou de noir, et qu’il faut bousculer les choses pour obtenir ce que l’on souhaite. C’est au travers de leur regard que nous assistons à une grande guerre qui oppose les Parshes un peuple étrange aux caractéristiques non-humaines mais qui ont fomenté l’assassinat de Gavilar Kholin, le frère de Dalinar, aux provinces unifiées du royaume d’Alethkar.
Nous voici donc avec un trio de personnages qui peut paraître redondant en fantasy de par leur caractère. Et pourtant, certains détails les rendent finalement pas si archétypaux qu’il n’y parait. Ce qui nous tient en haleine ne réside pas non plus uniquement à l’attachement que l’on peut éprouver pour ces personnages, contrairement à d’autres romans. L’auteur prend son temps pour exposer les éléments, insérant des chapitres avec un point de vue unique lors d’interludes entre chaque grande partie du récit, afin de donner quelques ressorts au lecteur, présenter des éléments qui permettent de jouer au jeu des théories. Et si on accepte l’idée que ce premier roman est là pour poser les bases, et par conséquent avance lentement, le plaisir sera au rendez-vous. La découverte de ce monde avec son écosystème est un réel plaisir et les 3 personnages principaux sont attachants chacun à leur manière.
la 2e partie du Volume 1 – La voie des Rois
Ainsi, Sanderson va alterner entre les protagonistes après un prologue assez intense qui pose les raisons de la situation initiale. Pour autant beaucoup de zones d’ombre persistent sur les héros en question, et c’est par le biais de chapitres flashback que nous comprendrons certains faits. Ces premiers flashbacks s’intéressent spécifiquement à Kaladin, et une fois les deux livres qui constituent La Voie des Rois lus, nous avons (du moins je le pense) tous les éléments le concernant. J’ai beaucoup aimé suivre son parcours d’homme brisé mentalement mais avec des valeurs qui me sont chères, et ce premier tome lui est plutôt dédié en quelque sorte puisqu’il s’intéresse spécifiquement à son passé.
La coupe du livre en deux pose un inconvénient : il n’y a pas de climax, ou de rush final, comme on en trouve dans la plupart des romans sur le dernier 1/4 du premier livre. Cela est déroutant et laisse penser que la suite va être du même genre. Je vous rassure tout de suite : pas du tout, mais alors pas du tout ! Le vrai rush, le vrai final se situe dans la deuxième livre (avec Shallan en couverture) et quel final ! je n’ai pas décroché du livre tant c’était intense, et je vais vous faire une confidence, la fin du Livre des Radieux (volume 2) est encore plus folle ! Je pense que le meilleur moyen de remédier au risque de trouver la fin du premier livre peu vivante et de lire les deux à la suite comme un seul et même livre.
Le style quant à lui me semble assez dans l’air du temps, c’est à dire concis, efficace, direct, il reste acceptable, même si vous le comprenez ce n’est pas le point qui m’a le plus fasciné (oh…. Tolkien, Moorcock, Lovecraft où êtes vooooooussss!). Il faut néanmoins reconnaître une chose à Sanderson, ses scènes d’actions sont dantesques, c’est là que son talent s’exprime le plus, c’est très visuel et bien décrit, ça fonctionne du tonnerre, il maîtrise parfaitement le rythme et l’angle de la caméra dans ces cas-là. Il nous entraîne dans un déluge qui nous en met plein la vue et nous scotche à notre livre.
Un des thèmes qui semble récurrent est celui de l’importance sociale liée à son apparence physique, du moins à une caractéristique que je vous laisse découvrir. Une manière de montrer que la Fantasy peut tourner en ridicule certains concepts tirés de notre réalité. La nature et certains concepts moraux que l’on peut parfois dévoyer, sont aussi au cœur de ce récit. Pour autant, je trouve que le foreshadowing de certains éléments narratifs fonctionnent peu. L’on ne sait pas toujours ce qui se cache derrière certaines postures ou allusions, mais le nœud du paquet cadeau dépasse du sac, à dessein probablement, ce qui gâche parfois un peu la surprise lors de la révélation : on savait que notre invité était venu avec un cadeau.
Conclusion
Un très bon moment de lecture malgré un style peu poétique mais efficace, et je ne remets certainement pas en cause la traduction de Melanie Fazi. Tout amateur de Fantasy épique se devrait de lire ce cycle qui possède un monde original, développé, agréable à découvrir et à parcourir. La découpe du livre rend le rythme de lecture un peu bâtard, mais les climax sont prenants et hyper réussis. On sent que l’auteur travaille là sur un projet qui lui tient à cœur et que ce sera probablement son Opus magnum. Les suites déjà sorties ne font que renforcer la première impression et j’ai apprécié de lire le deuxième opus, Le livre des Radieux dont je parlerai prochainement !
Vous le savez, j’adore lire en musique, il se trouve que l’auteur partage lui-même parfois ses playlists d’écriture assemblées sur Spotify. Pour ma part celle-ci m’a accompagnée tout du long :
Je vous souhaite à tous de rester bien au chaud avec un bon livre et une petite douceur à déguster, on se retouve dimanche à la Taverne avec un bon café !
Le livre des Martyrs, ou Malazan Book of the Fallen dans son titre original, est une décalogie commencée il y a plus de vingt ans par son auteur mais qui a peiné à trouver sa place chez nous. En 2018, Leha s’est lancé dans la traduction et l’édition de cette œuvre, avec pour objectif d’apporter au lecteur francophone un des meilleurs récits de fantasy de tous les temps (non je n’ai pas de part chez Leha, ni même de service presse). Après deux échecs de publication chez Buchet Chastel et Calmann Levy au début des années 2000, laissant présager que, finalement en France cela ne marcherait jamais malgré son succès outre-atlantique, Leha vient de mener à bout son projet démentielde publication des dix tomes, contre toute attente et surtout (!) contre l’avis de tous ceux qui il y a 5 ans riaient sous cape, pensant que ce projet était insensé voire suicidaire pour une maison d’Édition qui venait de naitre (je l’ai lu de mes yeux). Et pourtant. Pourtant les Éditions Leha ont prouvé que lorsqu’on est convaincu et déterminé et qu’on a les bonnes personnes à bord, on peut tout. Napoléon disait : Impossible n’est pas français.
CQFD.
Bravo.
Bien qu’étant monté sur le navire qu’en 2019, soit un an après le début de cette formidable aventure, je n’ai jamais douté que vous tiendriez parole et que ce livre rencontrerait son public, parce que la qualité ne saurait mentir même au regard du marché réduit que constitue la fantasy en France.
En tout cas j’ai hâte de partager ce final avec vous et de connaitre la conclusion de ce cycle monumental. Il y a quelque mois, après la lecture du tome 9, j’aurais abordé le dernier tome en demi teinte tant La Poussière des Rêves m’a laissé dubitatif. Mais d’avoir ce magnifique livre, Le Dieu Estropié, aujourd’hui entre les mains je sens l’excitation monter. De plus, avec Erikson il ne faut jamais prendre pour argent comptant les éléments disséminés dans le récit, l’auteur a su nous prouver par le passé que les apparences ne sont jamais ce qu’elles sont, et bien que le tome 9 m’ait mis sur la réserve pour cette fin à venir qui me semble très noire et pessimiste, je ne peux résister à l’envie de connaitre son dénouement en bien ou en mal.
Mais trève de bavardage, nous sommes là aujourd’hui pour parler du 8e roman de la série, le plus sombre et le plus triste qui soit de tout le cycle jusqu’à présent. Et Marc Simonetti ne s’y est pas trompé lorsqu’il a réalisé cette splendide couverture, la plus belle à mon sens, mais c’est un débat pour lequel je projette de consacrer un article entier à la fin de la lecture et de la revue du cycle, voire même un vote via les réseaux, parce que je suis curieux de connaitre vos goûts.
Peut-être la plus belle couverture de Marc «The Boss» Simonetti
Quatrième de couverture :
Darujhistan, la cité aux feux bleus. Le festival de Gedderone bat son plein et les fêtards envahissent les rues. Mais la ville n’est pas aussi joyeuse qu’elle le paraît. Des assassins rôdent, des complots se tissent dans l’ombre, de terribles présages hantent les nuits. Kruppe le sait, les jours à venir seront sombres et porteurs de tristes nouvelles. La Guilde des assassins a accepté d’éliminer les anciens Brûleurs de Ponts propriétaires de la Taverne de Krul. Grognard s’engage auprès de la Trygalle juste avant que le fils de Pierrie Menackis disparaisse. Couteaux s’apprête à retrouver ses vieux amis, mais il n’est plus le jeune Crokus d’autrefois.
Loin au sud, une autre menace se dresse : le Dieu Mourant. Il conquiert chaque jour plus d’adeptes grâce à l’ivresse que procure le kelyk, jusque dans les murs de Corail la Noire. Même parmi les fidèles du Rédempteur, rassemblés autour du tumulus d’Itkovian, ils sont nombreux à succomber et à se convertir. Mais Anomander Rake, qui règne sur la ville, a d’autres problèmes à régler. Au sein de Dragnipur, le Chaos pourrait bien engloutir la porte de Kurald Galain, une catastrophe aux conséquences inestimables…
Mon avis :
Tome plus contemplatif, plus descriptif, tome de retrouvailles et de mélancolie.
Une fois n’est pas coutume, on pourrait presque dire « On est de retour ! », car c’est bien là la sensation qui se dégage de ce livre au début. Des retrouvailles avec notre premier décor de voyage (à peu de choses près) : Darujhistan. Des retrouvailles avec les tous premiers personnages de l’histoire, au cœur de la cité aux feux bleus. Mais la joie des retrouvailles est plutôt de courte durée, très vite un voile de tristesse et de mélancolie vient s’étendre par dessus nos sentiments. L’auteur dédicace ce tome à son père décédé avant l’écriture de celui-ci et cette information prend tout son sens dans les pages qui suivent. Steven Erikson, profondément marqué, creuse tout au long de son roman, les thèmes extrêmement lourds et complexes que sont la mort et le deuil. Au travers des paroles de Kruppe, narrateur dévoilé pour une fois, ce qui semblait être le retour flamboyant de plusieurs personnages se transforme peu à peu en chant du cygne. Cela n’est pas nouveau, on le sait, Erikson n’hésite pas, lorsque l’histoire l’exige, à sacrifier certains personnages bien aimés. S’il s’agit probablement d’une forme de conclusion, une manière de dire au revoir et bonne route à certains (jusqu’à la prochaine fois, peut-être?) pour d’autre c’est la mort, affreuse et aveugle qui frappe parfois sans prévenir, parfois au hasard, souvent injustement. Le plus dur dans ces cas-là est toujours pour ceux qui restent. Chacun à sa manière va chercher des réponses : religion, alcool, ou encore la vengeance, soi-disant salutaire, mais qui n’apporte pas forcément la paix de l’âme tant recherchée.
Tome très sombre et pessimiste comme les ténèbres chères aux Tistes Andii.
Mort, tristesse, recherche de rédemption. Sans prétendre que l’auteur tente par ce livre d’apaiser sa douleur et de faire son deuil, il nous offre en tout cas, à l’image probablement de son humeur bien légitime, un tome pessimiste et très sombre comme les ténèbres chères aux Tistes Andii qui recouvrent Corail la noire, celle-là même qui fut le théâtre de la fin de nombreux Brûleurs de Pont. Des réponses, enfin, sur Anomander et son peuple. Enfin, des réponses… partielles, parcellaires, sous-entendues, bien évidemment. L’auteur ne verse jamais dans la facilité et rien que pour ça je le remercie. Les points de vue alternatifs se succèdent entre plusieurs protagonistes mais c’est bien les évènements se déroulant au cœur du nouveau refuge des andiis, suite à la perte de Sangdelune, qui nous intriguent le plus. Tout semble converger vers un quelque chose, mais on ne sait pas quoi, l’obscurité nous empêchant d’y voir clair. La douleur est palpable, y compris pour le lecteur, à chaque instant. Chaque lieu, chaque pensée, tout nous rappelle des personnages chers, disparus au cours de drames qui nous ont profondément touchés dans les tomes précédents, et il nous est impossible de contenir notre peine bien que les paragraphes, les chapitres, les livres, les tomes passés depuis, nous aient permis de la guérir, l’apaiser.
Plusieurs critiques sociales : le travail des enfants, les systèmes religieux.
Drapé de noir, Erikson choisit dans ce tome de traiter de sujets très sensibles voire dégoûtants. Au delà de la critique à peine voilée de la religion au travers du culte grandissant du Dieu Estropié qui accepte en son sein toutes les choses brisées tant physiquement que psychologiquement, Erikson se fend d’un cynisme farouche lorsqu’il s’agit de montrer que le mal est un concept abstrait et n’a aucune limite dans son attrait pervers, y compris pour les plus vertueux ou les plus innocents. C’est la première fois que je le sens aussi cynique et acerbe sur le sujet. La religion rejoint le thème de la mort, car à quoi est censé servir la religion si ce n’est apporter une réponse, LA réponse, à cette question universelle et éternelle, jusqu’à aujourd’hui insoluble : qu’y a-t-il après la vie. Au travers de plusieurs cultes et dévotions parfois mineures, il nous offre une réflexion profonde sur les mécanismes de la croyance et ce qui pousse certains, parfois malgré eux, dans les rouages de la foi.
Comme si ce tome n’était pas assez noir, il met en scène de manière subtile et révoltante, le sacrifice de l’innocence et de l’amour filial aveugle en abordant l’exploitation des enfants au travail. Une thématique poignante et ô combien injuste ! Il nous rappelle de manière violente, que même encore aujourd’hui, le profit n’a pas d’âme, et que, même au XXIe siècle, des enfants travaillent encore et toujours au service des grands, bien souvent dans l’indifférence et l’ignorance la plus complète : il est beaucoup plus facile de ne pas voir ce qui nous dérange.
Tout doucement comme souvent, mais cette fois-ci de manière beaucoup plus contemplative et méditative, un poil résigné voire spectateur pour certains personnages, la convergence approche, et ce tome nous offre le final le plus explosif qui soit ! Chaque trame finit par y trouver une conclusion, parfois étonnante, souvent poignante. Erikson maîtrise à la perfection son art et nous livre sa meilleur fin jusque là. Sa narration soignée nous entraîne bien au delà de notre heure habituelle de coucher, et il est bien difficile après tout cela de fermer les yeux sans songer à ce que toute cette fin implique pour la suite.
Conclusion
Magistral est le premier mot qui me vient à l’esprit. Steven Erikson atteint ici une qualité d’écriture rare. Tout le roman est teinté d’une poésie triste et mélancolique dans une prose poignante où le désespoir domine. Pour autant, la fin augure d’une once d’espoir et d’un renouveau possible. On ne peut effacer le passé, on ne peut le changer, mais on peut agir sur notre présent pour un futur meilleur. Le pardon et la rédemption sont possibles pour qui veut bien le demander, le chercher. Et si on ne peut jamais être sûr de l’avenir, il est plus agréable de vivre sans regret. À noter que pour la première fois nous avons des indices sur la narration globale de l’oeuvre, sur la rédaction de ce Livre des Martyrs, ce tome-ci est sans aucun doute une clé de décodage, selon les propres mots de l’auteur, pour comprendre qui a écrit ces textes et dans quel but. Un grand bravo Monsieur Erikson, pour cette profondeur d’écriture et cette qualité de narration. Encore une fois, les romans de Fantasy en disent plus sur les travers de notre société et les traumatismes du coeur et de l’âme que certaines littératures. Vous êtes un des grands noms de la Fantasy, assurément.
Note : 8,5/10
Comme toujours pour les anglophones je vous mets le lien de ce podcast incroyable, que l’on peut retrouver via d’autres plateformes aussi, bonne écoute.
Un dernier mot pour dire que la revue du tome 9 se fera probablement après la lecture du 10 et sortira quasi simultanément que celle du dernier tome puisque, selon les propres mots de l’auteur, ces deux derniers volumes en terme de narration n’en sont qu’un.
On se retrouve très bientôt ici, j’ai pas mal d’article dans la marmite, sur des auteurs comme Sanderson ou encore Baranger, qui n’attendent que de venir se faire déguster pour Noël. En attendant bons préparatifs de fêtes !
Après bien des destinations exotiques, de déserts en glaciers, de lacs en plateaux, d’océans en souterrains, l’été est arrivé et il est l’heure de la moisson. À l’heure où j’écris ces lignes, aux heures sombres de la nuit, une bougie sur le coin de ma table, la canicule de juin vient de s’achever dans ma bien-aimée péninsule armoricaine, et une pluie salvatrice aux allures d’extincteur a succédé aux chaleurs infernales de ces derniers jours. Les ultimes incendies corporels se sont éteints laissant encore fumantes les ruines de nos illusions quant au changement climatique.
Mais canicule ou pas, ouragan ou pas, situation mondiale dramatique ou pas, fin d’année scolaire éreintante ou pas, qu’il y ait de la moutarde dans les magasins ou pas, j’avais un rendez-vous, un rendez-vous que je ne pouvais manquer, un rendez vous avec avec le tome 9 du Livre des Martyrs, paru le 17 juin dans toutes vos librairies favorites.
Et alors que la fin se rapproche, alors que je décompte les chapitres qui me séparent du grand final de cette fresque monumentale de presque dix mille pages, j’ai rassemblé mes notes de lecture du tome 7 afin de préparer cette revue et réussir l’incroyable pari que je me suis lancé il y a quelque temps, à savoir rattraper la parution. Il ne fait aucun doute que nous allons avoir la conclusion de la série pour la fin de l’année comme promis par Leha, et je compte bien être à jour sur mes revues d’ici là, prêt à dévorer l’énorme pavé que ce dernier tome promet d’être – et si certains aiment les gros gateaux, moi j’aime les gros livres – pour rédiger l’ultime revue du cycle. Mais est-ce que ce sera l’ultime article sur cet univers ? Non. Tout d’abord avec La Voie de l’Ascendance sur les rails, une nouvelle série de revues se profile. Ensuite, le cycle du Livre des Martyrs a tellement de matière et me fascine tant que je prévois des articles supplémentaires de lecture avec spoiler, ainsi que plein d’autres choses qui me trottent dans la tête. Je ne cesserai jamais de promouvoir cette série aux thèmes universels et authentiques qui fait partie de ces oeuvres qui marquent profondément leur genre et leur temps.
Mais pour l’heure, stoppons les anticipations et autres projections afin de revenir à notre propos principal et retrouver notre destination initiale vers le monde de l’empire malazéen. Alors laissez-vous embarquer par Steven Erikson, auteur canadien que je ne présenterai plus, tant j’ai déjà fait son éloge sur ce blog. Afin de mieux découvrir son oeuvre si vous ne le connaissez pas, je vous renvoie à mes revues sur les tomes précédents : Les jardins de la Lune, Les Portes de la Maison des Morts, Les Souvenirs de la Glace, La Maison des Chaînes, Les Marées de Minuit et Les Osseleurs. Le livre des Martyrs, ou Malazan Book of the Fallen dans son titre original, est une décalogie commencée il y a plus de vingt ans par son auteur et qui a enfin réussi à trouver sa place chez nous. En effet, depuis 2018, Leha s’est lancé dans la traduction et l’édition de cette œuvre, après deux échecs de publication chez Buchet Chastel et Calmann Levy, et approche du dénouement de la publication à grand pas : plus qu’un tome ! Encore une fois, tous mes remerciements aux éditions Leha et aux deux courageux traducteurs, Emmanuel Chastellière et Nicolas Merrien, qui ont eu la tâche immense de restituer avec justesse les mots de Steven Erikson.
Encore une magnifique couverture signé Marc «The Boss» Simonetti
Quatrième de couverture :
L’empire de Lether vacille.
Rhulad Sengar, l’Empereur aux Mille Morts, sombre chaque jour un peu plus dans la folie, entouré de flagorneurs et d’agents à la solde de son chancelier. La police secrète letheriie mène une campagne de terreur contre son propre peuple, les conspirations fleurissent. La corruption ronge l’empire, sous la menace d’une guerre imminente avec les royaumes voisins. L’avenir n’a jamais été aussi incertain, même aux yeux de l’Errant.
Parmi les champions venus défier l’empereur, Karsa Orlong et Icarium attendent leur tour : tous deux pourraient bien être capables de mettre un terme à son règne. Pendant ce temps, une bande de fugitifs tente de quitter l’empire. Fear Sengar est l’un d’entre eux. Il veut retrouver l’âme de Scabandari Œil de Sang, avec l’espoir qu’elle puisse sauver Rhulad, son frère. Mais le groupe voyage aussi avec le plus ancien ennemi de Scabandari : Silchas Ruin, frère d’Anomander Rake. Et ses motivations sont tout sauf claires, car les blessures dans son dos, causées par les lames de Scabandari, saignent encore.
Voici un roman brutal et poignant, entre guerre à grande échelle et quête intime, dans l’univers épique de Steven Erikson.
Mon avis :
Comme toujours le livre s’ouvre sur des remerciements et des cartes afin d’aider à la lecture. N’oublions pas que l’auteur n’est pas qu’écrivain, mais aussi rôliste et wargamer, sans parler de ses casquettes professionnelles, archéologue et anthropologue, et que les cartes ont leur importance dans ces loisirs.
Welcome back to Lether !
Ce que j’aime dans le fait de rédiger mes avis bien après leur lecture, c’est que lors de la rédaction de ces revues, je me replonge dans chaque tome, et bien que je connaisse son dénouement, sa structure, son ossature m’apparait différement. C’est comme le voir sous un nouvel angle. Cela me permet souvent de lier le titre du tome à son contenu. Car Erikson choisit des titres pour le moins ambigus au premier abord. Bien souvent en fait il reflète les thèmes du livre.
Il n’y a aucune vertue dans la propriété.
Tehol
Chaque tome de cette série à sa propre tonalité, sa propre voie. Il n’y a jamais un tome qui ressemble à l’autre sauf peut-être pour le 3 et le 6 qui peuvent avoir une structure sensiblement similaire. Dans le cas de celui-ci, l’idée dégagé par le titre Le Souffle du Moissonneur danse tout au long de la lecture dans nos têtes. Ce tome à première vue semble être la suite du tome 5. Erikson va explorer les conséquences politiques et sociales d’une conquête aux travers des thèmes de l’assimilation et de la collaboration. Mais Letheras est une société basée sur l’argent, et l’argent corrompt tout. Trahisons, complots, polices politiques. L’auteur aborde toutes les dérives du libéralisme et le commerce à outrance et montre que malgré la défaite militaire, celle-ci triomphe en coulisse. Sous couvert de nous conter une histoire épique s’il en est, l’auteur nous interroge profondément sur nous-même. Heureusement au milieu de cet imbroglio politique qui nous perd à dessein pour mieux reflèter le nid de vipères dont il s’agit, chacune s’entremêlant, se contorsionnant, se confondant, et se mordant à qui mieux mieux, nous retrouvons avec délice deux personnages, Tehol et Bugg, qui sont des îlots de joie et de bonheur au milieu d’une lecture qui parfois frôle avec l’horreur, à la limite du supportable, notamment lors de scènes horribles d’abus physiques et psychologiques. Autant je n’ai aucun mal à regarder ou lire des passages de guerre, autant la violence gratuite et délibérée juste pour un plaisir sadique me torture. Et pourtant Steven Erikson joue avec justesse ces scènes dures, il est sans concession sur la nature humaine, il la montre telle qu’elle est, dans toute son imperfection et sa répugnance, mais parfois aussi dans toute sa grandeur et sa beauté.
Pourtant dans son cœur, il ne pouvait trouver aucune raison, aucune récompense l’attendant au delà de cette lutte éternelle.
Steven Erikson
La conquête, la soumission, le contrôle, l’exploitation et l’extinction. Voilà le schéma que nous présente l’auteur, au travers d’une civilisation corrompue. Et que nos actions semblent bien maigres et inutiles dans ce contexte. Chaque protagoniste semble vouloir donner un sens à tout ceci, trouver des réponses. Mais il n’y en a pas. Beaucoup de protagonistes se complaisent dans la futilité et les mesquineries, ne voyant même pas qu’ils créent eux-mêmes leur propre extinction. Car comme le suggère le titre, il y a un moment où il faut récolter ce que l’on sème. Où c’est l’heure de la moisson. Les populations oppressées peuvent se relever, les femmes et les hommes qu’on croyait avoir brisés peuvent nous surprendre, ou pire, tout le monde peut s’entretuer sans qu’il n’y ait de vainqueur, sans qu’on distingue la couleur des camps, juste le rouge du sang identique pour chacun. Le vent souffle et balaye nos espoirs, rendant futile tout ce qui a été accompli. Le souffle de mort, le souffle du moissonneur efface tout. La futilité est au cœur du livre. Et pour le mettre en relief, Erikson utilise un stratagème formidable : la frustration. Plusieurs fois, des situations évoluent pour revenir à leur point de départ, et le lecteur enrage de voir que tout ce qui a été tenté n’a finalement pas amené ce qu’il espérait.
Futilité, tristesse, désillusions. Si un groupe de personnages symbolise très bien cela c’est le groupe de Fear, Udinaas, et du frère même d’Anomander, Silchar Ruin, qui nous emmène vers un dénouement tout sauf prévisible. Chacun porte son fardeau, et les associations parfois sont surprenantes. On peut poursuivre le même but sans pour autant être allié. Mais comment peut bien se terminer une telle aventure ?
Ils sont ici, sur nos rivages. Les malazéens sont sur nos rivages..
Et quoi de mieux pour illustrer la futilité et le souffle de la mort suggéré par le titre, que de voir une armée en action ? C’est le retour des Osseleurs et nous voyons enfin un tome qui propose une suite directe au précédent, c’est une première ! Nous retrouvons avec plaisir des personnages qui sont devenus avec le temps de véritables compagnons auxquels on s’est attachés. Hellian, Violain, Gesler, tous ces soldats que j’ai tant appréciés sont de retour. Et là où la fantasy classique glorifie le combat, comme il nous l’avait déjà démontré dans les précédents tomes, Erikson, lui, n’y dépeint aucune gloire, aucune fierté. Il y montre l’absurdité du champ de bataille, sa nature chaotique et injuste. Chacun accomplit sa mission sans trop se poser de questions devant ce carnage, et l’instinct prend le pas sur la logique et la réflexion. La futilité y prend tout son sens. Qu’il est futile de nettoyer ses armes alors qu’on aura même pas le temps de s’en servir, assassiné par derrière ou pulvérisé par une jureuse. Futile encore de penser à son prochain lit ou à son prochain repas. D’ailleurs les vétérans le font bien comprendre et ne s’encombrent pas de cela. On est loin du standard du héros providentiel et de la prophétie. Nos soldats sont des gens de tous les jours, ils saignent et ils meurent, et personne n’est épargné, animaux et la nature y compris, la guerre touche tout ce qui l’entoure et dévaste tout. Surtout l’innocence… surtout l’innocence.
L’auteur ne m’a pas épargné personnellement, provoquant mes larmes (pour la seconde fois du cycle) non pas une, mais trois fois. D’une manière inattendue tout d’abord, au travers d’une scène d’une justesse, d’un altruisme si puissant que peu de gens sont rester de marbre si j’en crois les témoignages lus et vus sur la toile. Puis cruellement ensuite, brisant mes retrouvailles à peine célébrées avec un personnage que j’aime tant, je porte probablement bien mon pseudonyme, les Imass étant très sensibles et Onos Outil’an particulièrement, comme vous le découvrirez si vous lisez ce cycle incroyable. Mais il m’a fait rire aussi, beaucoup, sergent Hellian, je te remets la palme de la conquête la plus marrante qui ne m’ait jamais été donné de lire.
Épique, donc, et grandiose, l’immensité et la richesse de cet univers ne cessent de nous éblouir. Erikson manie à merveille l’art du point de vue et dépeint avec justesse les motivations de chacun sans pour autant nous laisser deviner la conclusion de tout ceci. Du cynisme des soldats malazéens à l’absurde de Tehol et Bugg, jusqu’au tragique, sa plume fait mouche et nous avons du mal à fermer le livre, nous emmenant tard au cœur de la nuit ou tout se confond et semble incertain. La convergence des intrigues entamées dans le tome 6 se poursuit, même si, on le sent, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour compléter la mosaïque que l’auteur tente de nous révéler, mais pour autant nous n’avons pas envie que cela se termine. Oh, non.
Conclusion
Ce livre est plus profond que tous les autres. Erikson creuse là nos travers les plus vils, nos peurs. Ce que nous nous faisons pour nous sentir vivant. Certains enjeux posés dans le tome 5 vont enfin avoir leur résolution mais bien évidemment pas de la manière forcément attendue. Comme souvent chaque réponse amène d’autres mystères et nous pousse encore plus avant. La moisson est venue et ne sera pas au goût de tous les protagonistes, ni du lecteur parfois.
Pour les plus sages d’entre nous, passées les premières sensations laissées par notre lecture, le questionnement est de mise sur notre condition, car bien qu’il s’agisse d’un roman de fantasy, ses thèmes sont profondément humains. Steven Erikson prouve que la littérature de genre n’est pas à galvauder, qu’elle peut être profonde et éminemment pertinente. Ce tome m’a touché profondément, il m’a fait vibrer de bien des manières. L’un des meilleurs de la série en ce qui me concerne, si ce n’est le meilleur.
Oui, tant de talent, tant de profondeur dans la littérature de genre, ça donne envie de continuer à balayer avec son petit pinceau la terre qui recouvre les traces archéologiques de l’histoire de ce monde et d’en découvrir encore plus, d’explorer toujours plus, d’en (re)lire toujours plus. En même temps, l’archéologie, par sa douceur dans le dévoilement des vestiges, c’est poétique. Et la prose d’Erikson c’est de la poésie à n’en pas douter.
Note : 8,5/10
Comme toujours pour les anglophones, je vous donne le lien vers le podcast plébiscité par Steven Erikson lui-même puisqu’il y a donné déjà plusieurs interviews. Ici il s’agit de l’épisode final sur le tome 7, où l’auteur revient avec l’équipe de Ten Very Big Books sur le livre.
Je vous remercie infiniment de m’avoir lu et vous souhaite à tous de chouettes lectures.
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